Homélie du 4 août 2024 par Pierre-Yves Brandt

Homélie du 4 août 2024 par Pierre-Yves Brandt

Chères sœurs, chers frères,
Les textes de ce jour nous parlent d’aveuglement. A ceux qui le cherchent après la multiplication des pains, Jésus dit :
« En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété. » (Jn 6,26)
Autrement dit, vous avez reçu la nourriture quand vous en aviez besoin et vous en restez là. La seule chose qui vous intéresse est d’avoir le ventre plein et d’être en bonne santé. Et vous ne voyez pas que si cela se passe, c’est que Dieu prend soin de sa création et de ses créatures. C’est lui qui, par le passé, a donné le pain au peuple qui marchait dans le désert. C’est lui qui, aujourd’hui, donne le pain du ciel. Mais une fois que vous avez satisfait votre faim, vous ne vous demandez pas un instant comment cela a-t-il bien pu se passer. Pourtant, comprendre que le pain que nous mangeons nous met en relation avec Dieu change tout. C’est ce que Jésus exprime quand il parle du pain du ciel.
Quelle est la différence entre le pain que l’on mange juste pour se nourrir et le pain du ciel ? En apparence il n’y en a pas. L’un et l’autre ont la même forme, nous sont donnés par le moyen d’un aliment fait avec de la farine. La différence, elle se marque dans la manière de recevoir cet aliment. Ce pain que vous mangez, vous comprenez qu’il est le pain du ciel quand vous le recevez comme l’expression de l’amour de votre Père qui est aux cieux, quand les yeux de votre cœur se sont ouverts pour le reconnaître.
De même que Jésus, l’auteur de la Lettre aux Éphésiens parle d’un aveuglement. Il parle de ceux qui ne connaissent pas Dieu comme de gens dont la « pensée est la proie des ténèbres » et qui « sont étrangers à la vie de Dieu » (Ep 4,18). Ils n’ont pas d’autre horizon qu’eux-mêmes. La traduction de la TOB dit qu’ils sont inconscients ; le texte dit littéralement qu’ils « sont devenus insensibles » (Ep 4,19), c’est-à-dire qu’ils ne sont pas réceptifs à l’autre, aux autres, à l’expression de l’attention des autres. Ils vivent pour attirer vers eux-mêmes. Le texte utilise deux termes qui l’expriment très bien : la cupidité et les convoitises. Au verset 19, la traduction de la TOB parle de « se livrer à la débauche, au point de s’adonner à une impureté effrénée » ; littéralement, le texte dit que « ceux qui sont eux-mêmes devenus insensibles ont été livrés à la débauche en vue de la pratique de toute impureté, dans la cupidité ». Quand on devient insensible à tout ce qui nous entoure, la seule chose qui nous intéresse, c’est d’avoir pour soi-même ; dès lors, ce que l’on reçoit, on ne voit plus qu’on le reçoit d’un autre. C’est cela la cupidité : avoir pour soi, sans s’intéresser ni aux autres qui pourraient aussi avoir besoin de recevoir, ni aux autres par lesquels nous recevons ce dont nous avons besoin.
Plus loin, au verset 22, le texte parle de convoitises : « Il vous faut, renonçant à votre existence passée, vous dépouiller du vieil homme qui se corrompt sous l’effet des convoitises trompeuses. » Le texte fait référence au « vieil homme », c’est-à-dire au vieil Adam, celui du premier jardin. En Genèse 3, on voit comment Adam et Eve ne sont intéressés qu’à une seule chose : avoir pour eux-mêmes le fruit de l’arbre. Ils ne pensent plus que s’il y a un jardin et un arbre, ce jardin et cet arbre sont l’expression de l’amour de Dieu. Ils ne voient pas l’arbre et son fruit comme la manifestation de la présence de Dieu dans le jardin. Ils voient seulement le fruit, comme une substance appétissante à ingurgiter pour leur seul plaisir. Leurs yeux sont aveuglés. La cupidité et les convoitises sont l’expression d’un enfermement sur soi. Être ouvert à l’autre ou enfermé sur soi s’exprime au quotidien, dans toutes nos attitudes, y compris dans le simple rapport que nous entretenons avec ce que nous mangeons.
A ce propos, je vais vous lire un apophtegme d’un père du désert, tirée de la collection systématique parue dans les Sources chrétiennes qui illustre bien ce qui fait la différence entre ceux qui mangent en étant aveuglés et centrés sur eux-mêmes et ceux qui ont les yeux ouverts sur la relation à l’autre et à la présence de Dieu en toute chose. C’est l’apophtegme XVIII,42 :
1 « L’un des pères racontait que trois choses sont pré-
2 cieuses aux moines, qu’il nous faut poursuivre avec crainte,
3 tremblement et joie spirituelle : la communion des saints
4 mystères, la table des frères et leur laver les pieds. Et il
5 en apportait l’exemple suivant. Il y avait un vieillard,
6 grand clairvoyant, auquel il arriva de manger avec plu-
7 sieurs frères. Tandis qu’ils mangeaient, le vieillard spiri-
8 tuellement attentif, assis à table, en vit certains manger
9 du miel, d’autres du pain, d’autres du fumier. Il s’en
10 étonna et demandait à Dieu : « Seigneur, révèle-moi ce
11 mystère : pourquoi, alors que les mêmes aliments sont
12 présentés à tous sur la table, ils paraissent ainsi trans-
13 formés lorsqu’on les mange, et que les uns mangent du
14 miel, d’autres du pain, d’autres du fumier ? » Et une voix
15 d’en haut vint lui dire : « Ceux qui mangent du miel sont
16 ceux qui sont assis à table avec crainte, tremblement et
17 joie spirituelle, et qui prient sans cesse. Leur prière monte
18 vers Dieu comme un encens ; aussi mangent-ils du miel.
19 Ceux qui mangent du pain sont ceux qui rendent grâce
20 en prenant part aux dons de Dieu. Ceux qui mangent
21 du fumier sont ceux qui murmurent et disent : ceci est
22 bon et cela est mauvais. Il ne faut pas penser cela, mais
23 plutôt rendre gloire à Dieu et adresser des hymnes au
24 Tout Puissant afin qu’en nous s’accomplisse cette
25 parole : soit que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi
26 que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » (1 Co 10,31)

Ce petit récit raconté par un ancien du désert illustre bien ce qui distingue ceux qui ne sont centrés que sur eux-mêmes et ceux qui reconnaissent en toute chose le signe de la présence de Dieu. Ceux qui mangent du fumier sont comme le peuple au désert qui murmurait. Ils jugent de tout, ne sont jamais content de rien. Il y a toujours un défaut, de quoi se plaindre. Ceux qui sont ainsi savent en permanence ce qui est bien et ce qui est mal. Ils poursuivre le même objectif qu’Adam et Eve dans le premier jardin : avoir la connaissance du bien et du mal, être au-dessus de toute choses, comme s’ils étaient des dieux. Mais ils pensent qu’être des dieux, c’est être distants, évaluant froidement toute situation pour la juger. Ils n’ont pas compris qu’est Dieu celui qui donne la vie véritable, celui qui s’engage par amour pour les autres, jusqu’à se perdre soi-même.
Ceux qui mangent véritablement du pain sont ceux qui chaque matin en redécouvre le goût comme un bienfait renouvelé. Chaque matin, ils reçoivent le pain du jour comme une nouvelle occasion de rendre gloire à Dieu.
Et ceux qui mangent du miel sont ceux qui gardent en permanence en leur cœur le souvenir de la présence de Dieu. Pour eux, tout devient occasion de prière, c’est-à-dire de relation avec Dieu dans laquelle tout ce qui est vécu est partagé avec le Père céleste. En eux la « transformation spirituelle de l’intelligence » (Ep 4,23), comme le dit l’auteur de la Lettre aux Éphésiens, est arrivée à son accomplissement. Alors, ils sont en permanence reliés au Père céleste, source de toute vie.
Nous sommes sur ce chemin. L’apôtre dit que la sortie de l’aveuglement, l’ouverture à la présence des autres et de Dieu dans nos vies, se traduisent par des changements de conduites et de pratiques. « Le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde » (Jn 6,33), dit Jésus. Quand nous recevons les dons de Dieu en rendant grâce, nous recevons la vie que Dieu donne au monde. Et quand nous recevons cette vie le cœur empli de joie, alors nous avons pleinement revêtu l’être humain nouveau, l’Adam nouveau qui est le Christ. Nous sommes de ceux qui croient en Jésus, qui n’avons plus ni faim ni soif, car notre être est en permanence irrigué par la vie de Dieu. Nous sommes devenus semblables au Seigneur Jésus. Recevons cette grâce qui dépasse tout entendement dont Dieu nous fait don sans compter.

Homélie du 7 juillet 2024 par Jean-Louis L‘Eplattenier

Homélie du 7 juillet 2024 par Jean-Louis L‘Eplattenier

 

Lecture : Évangile selon st. Marc 6, 1-6

« Nul n’est prophète en son pays » !

Cette réalité que Jésus vit au cœur de son enracinement familial et religieux, c’est déjà un clou planté dans le bois de la Croix.

La sagesse de Jésus, son discours, ses talents miraculeux, sa renommée admirable, sont incompatibles avec l’enfant du pays que tout le monde identifie : le charpentier, fils de Marie, de Joseph (Luc précise),le frère de ses frères et sœurs, est en complet décalage avec le tableau familial ; quand, dans la synagogue, on lui fait lire la prophétie annonçant un temps nouveau dont il dit être l’initiateur, le témoin, c’est trop ! il en devient insupportable, au point que l’on le jette hors de la ville pour le précipiter du haut d’un escarpement : c’est Luc qui le précise. Plus tard, quand sa mère et ses frères viennent le chercher, parce que, disent-ils, Il a perdu la tête, Jésus dira : « ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique (Luc 8, 19).

L’Évangile nous rappelle très clairement que Jésus appartient à une lignée humaine, terrestre, enracinée ; et, en même temps, Il vient du ciel ; cette double appartenance est incompréhensible, ce n’est pas raisonnable et Jésus le confirmera : quand Pierre confessera : « tu est le Christ, le fils du Dieu vivant ». Jésus répondra : « tu es heureux, Simon, ce ne sont pas la chair ni le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux (Matth. 16,17).

C’était donc difficile d’accueillir Jésus, Parole vivante de Dieu : Il se heurte à l’incompréhension des siens, emprisonnés dans une logique rendant Jésus inopérant.

Il me semble que notre monde ressemble étrangement à celui de Nazareth, et, comme cela est dit du temps de la vocation de Samuel : « la Parole de Dieu était rare en ces jours-là » (1 Sam. 3, 1). Ce n’est pas que Dieu soit absent mais sa Parole n’est plus entendue dans notre monde en grande souffrance et même en Église, cette même Parole de Dieu rencontre beaucoup d’opposition, d’indifférence ; dans notre relation avec autrui, si fondamentale pourtant, elle n’est pas toujours accueillie, bienvenue, et, dans notre propre terre intime, intérieure, elle se heurte à de la résistance, quelquefois distillée au gré de nos humeurs, quand nous confondons la foi, la raison et la sentimentalité, quand s’installent la lassitude, le doute ou la révolte ou quand nous biaisons l’exigence liée à un engagement.

Nul n’est prophète en son pays ! Pour qu’il comprenne que ce n’était pas lui le prophète, St. Paul a été terrassé, corps et âme : Jésus a utilisé la manière forte pour réajuster les priorités et que l’apôtre accepte que la source de sa force il la puise dans la fragilité d’une écharde, d’une blessure sans qu’en soit amoindrie sa passion pour Dieu.

C’est difficile aussi de reconnaître le visage du Christ dans celui de l’autre, mon frère, ma sœur ou de discerner en eux un visage comme Jésus le voit, dépassant l’accidentel, ce qui heurte et dérange ; oui, trans-figurer (traverser la figure), comme une icône, fenêtre ouverte sur l’Au-delà, l’intériorité, la vie intérieure : ce n’est pas une intrusion dans la vie d’autrui, mais simplement la reconnaissance que cette vie intérieure est habitée, comme je le souhaite pour la mienne, et là se joue un cœur à cœur parce que ce regard-là n’est rien d’autre que celui de l’amour, ce talent mystérieux qui permet de dépasser l’apparence, de quelque ordre qu’elle soit, pour discerner la réalité divine de l’autre. Ce n’est pas une évaluation raisonnable, mais un acte de foi et d’amour qui relève de l’intelligence du cœur.

Le corps, l’esprit, la raison, la conscience peuvent être abîmés à l’extrême, défigurés, mais demeure cette image du Christ présence ineffable dans l’âme.

C’est à elle qu’appartient de reconnaître le corps et le sang du Christ, dans le pain et le vin de l’Eucharistie ; c’est en elle et par elle, avec la force et la douceur de l’Esprit que vibre en nous la présence de Jésus. J’aime cette parole du sage : « Je voudrais être flaque d’eau pour refléter le ciel ! »

Il arrivait, autrefois, qu’on dise de quelqu’un qui mourait « qu’il a rendu son âme à Dieu » ! Ce n’était pas tant pour signifier la fin des battements du cœur que pour dire le retour à Dieu de ce qui lui appartenait, à Lui-Dieu, dans la vie du trépassé = l’âme.

Alors oui, Jésus demeure prophète en son pays qui est notre âme qui « trouve son repos en Dieu seul ».

Amen.

08.07.2024/JLL