Homélie du pasteur Pierre-Yves Brandt, le 16 mars 2025

Homélie du pasteur Pierre-Yves Brandt, le 16 mars 2025

Grandchamp, Dimanche 16 mars 2025 / 7h30

Lectures : Gn 35,1-15 / 2 Tim 1,8-10 / Lc 9,28-36

 

Mes sœurs, mes frères,

Ils étaient trois adolescents dans le bus, l’autre jour. Ils devaient avoir autour de quatorze ans. Le

premier dit au deuxième : « mais alors t’es orthodoxe ! T’avais dit que t’étais catholique. Mais t’es

quoi en fait ? ». Suite à quoi, le deuxième bredouille quelque chose d’incompréhensible. Les deux

autres essaient d’obtenir une réponse claire, mais celui qui était interpellé n’a manifestement pas eu

envie d’exposer son appartenance religieuse en public et l’on en est resté là.

« N’aie donc pas honte de rendre témoignage à notre Seigneur » dit l’apôtre dans sa Deuxième Lettre

à Timothée (2 Tm 1,8). Cette recommandation fait écho à ce que disait Jésus à ses disciples dans

l’Évangile selon Luc, juste avant le récit de la Transfiguration : « si quelqu’un a honte de moi et de

mes paroles, le Fils de l’homme aura honte de lui quand il viendra dans sa gloire, et dans celle du

Père et des saints anges » (Lc 9,26).

Est-ce que l’adolescent qui a esquivé la demande de s’expliquer sur son appartenance religieuse avait

honte de rendre témoignage à son Seigneur ? Avait-il honte de Jésus ? Probablement pas. Mais il

devait sûrement ressentir une certaine honte à devoir dévoiler publiquement son appartenance

religieuse. Pourquoi ? Probablement parce qu’il ne savait pas ce qu’il risquait s’il s’affichait avec un

avis qui n’est pas celui de la tendance générale parmi ses camarades d’école. Ce n’est jamais facile

d’être différent dans un groupe. La honte, c’est le sentiment qui peut nous habiter quand on perçoit

la réprobation des autres, quand on se sent vulnérable et qu’on entrevoit la menace d’être exclu.

Quand Jésus parle, il sait très clairement les risques de persécution qui attendent ceux qui le suivent.

Quand l’apôtre écrit à Timothée, il sait bien les persécutions subies par les premiers chrétiens. Jésus

et l’apôtre savent aussi que tous ne seront pas prêts à affronter la persécution, que certains auront

honte et le renieront. Jésus entrevoit que tous ses disciples l’abandonneront au moment de son

arrestation. L’apôtre sait que même les premiers disciples ont renié le Seigneur. Il sait aussi que des

chrétiens ont renié Jésus non seulement avant la résurrection, mais aussi après.

Pourtant, l’apôtre comme Jésus n’hésitent pas à dire qu’il ne faudrait pas avoir honte. Comment

peuvent-ils être aussi exigeants ? Et comment Jésus peut-il dire qu’il aura honte de ceux qui auront

eu honte de lui ? N’est-il pas en train de rendre encore plus honteux ceux qui n’auraient pas le

courage de confesser leur foi lorsque cela peut être risqué ?

Jésus savait que certains allaient le renier et il les prévient. Espérait-il que certains auraient assez de

foi pour le suivre jusqu’au bout, au moment ultime ? Comment est-ce que Pierre et les autres

apôtres ont réentendu, après la résurrection, la parole de Jésus disant que si quelqu’un avait honte

de lui, le Fils de l’homme aurait honte quand il viendra dans sa gloire ? Ne leur était-il pas devenu

impossible de dire aux autres de ne pas avoir honte s’ils avaient un minimum de lucidité sur eux-

mêmes ? Dans un autre contexte où on lui demande de juger un cas d’adultère, Jésus avait invité

ceux qui n’avaient jamais péché à jeter la première pierre (Jn 8,3-11). Et ceux qui voulaient

condamner la femme qu’ils avaient amenée à Jésus s’en vont tous, à commencer par les plus âgés.

Dans ce cas, Jésus ne condamne pas. Alors pourquoi Jésus dit-il qu’il aura honte de ceux qui auront

honte de lui ? Lui qui s’est présenté comme celui qui ne condamne pas la femme qu’on lui présentait

1comme adultère, annonce-t-il ailleurs qu’il condamnera ceux qui lui auraient été infidèles ? Jésus se

contredirait-il ?

Je vous propose une autre lecture.

Lorsqu’il dit qu’il aura honte, Jésus évoque la venue du Fils de l’homme dans sa gloire, à la fin des

temps. Entre maintenant et la venue du Fils de l’homme dans sa gloire, il y a du temps pour un

cheminement. Et c’est par rapport à ce cheminement que cela a du sens de parler maintenant de

honte. Quand l’apôtre dit « N’aie pas honte », ce n’est pas pour rendre plus honteux. Au contraire.

En parlant maintenant de honte, on met en lumière ce qui est caché et qui fragilise. Quand je dis

« N’aie pas honte », c’est une manière de dire : il se pourrait que tu puisses te sentir honteux, oui

cela pourrait arriver. Ose le regarder pour ne pas en rester là. Il y a un chemin possible. Ne te

reproche pas un sentiment de honte que tu pourrais ressentir. « N’aie pas honte », cela ne veut pas

dire que ce sentiment est inadmissible. Cela veut plutôt dire : le fait que tu aies honte n’est pas une

fatalité ; que tu n’aies pas honte t’est possible. De même, Jésus dira à la femme qu’on lui avait

amenée pour la condamner pour adultère : « je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche

plus » (Jn 8,11). Cela ne veut pas dire « Désormais il t’est interdit de pécher », mais « Désormais, il

t’est possible de ne pas pécher ». C’est une bonne nouvelle.

C’est pourquoi Jésus, juste après avoir dit « si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles, le Fils de

l’homme aura honte de lui quand il viendra dans sa gloire, et dans celle du Père et des saints anges »

(Lc 9,26), poursuit en disant : « Vraiment, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne

mourront pas avant de voir le Règne de Dieu » (Lc 9,27). Telle est la bonne nouvelle. Et selon

l’évangéliste Luc, cette parole s’accomplit pas plus que huit jours plus tard, lorsque Jésus emmène

avec lui Pierre, Jean et Jacques et monte sur la montagne pour prier. Là, sur la montagne, s’accomplit

ce que chantait le psalmiste : « Qui regarde vers lui est rayonnant de joie, et son visage n’aura pas à

rougir de honte » (Ps 34,6). C’est cela que raconte le récit de la transfiguration par l’évangéliste Luc.

Jésus est monté avec ses disciples pour prier. Or, prier, selon le psalmiste, c’est regarder vers le

Seigneur. Sur la montagne, au moment où Jésus est en prière, c’est-à-dire au moment où il regarde

vers son Père du ciel, il est rayonnant. Et selon le psalmiste, ce rayonnement est l’indice que l’on est

sans honte. C’est le seul moyen de résister à la honte. Pour résister au regard réprobateur des autres

et au risque d’être exclu, il faut pouvoir puiser la force dans une source fiable, la relation au Seigneur.

C’est ce que le jeune adolescent rencontré dans le bus ne trouve pas lorsqu’il est sommé de décliner

son appartenance religieuse. Mais l’histoire n’est pas finie pour lui. La honte qu’il a probablement

ressentie vient le questionner sur l’importance qu’il accorde à son appartenance religieuse et, peut-

être, à Dieu dans sa vie. Peut-être qu’elle l’amènera à un cheminement qui traverse et dépasse la

honte. Ce que lui promet le récit de la transfiguration, c’est qu’il peut trouver cette force s’il regarde

vers notre Père du ciel. C’est ce qu’indique aussi l’apôtre à Timothée lorsqu’il lui écrit : « Mais souffre

avec moi pour l’Évangile, comptant sur la puissance de Dieu, qui nous a sauvés et appelés par un

saint appel, non en vertu de nos œuvres, mais en vertu de son propre dessein et de sa grâce. Cette

grâce, qui nous avait été donnée avant les temps éternels dans le Christ Jésus, a été manifestée

maintenant par l’apparition de notre Sauveur le Christ Jésus. C’est lui qui a détruit la mort et fait

briller la vie et l’immortalité par l’Évangile (2 Tm 1,8-10) ».

Le fondement de notre espérance se trouve dans la victoire de Jésus sur la mort que nous nous

préparons à célébrer à Pâques. La confiance qu’on peut aller au-delà de toute honte, nous la

trouvons dans la transfiguration. C’est dans la prière que Jésus a puisé sa force pour traverser sa

passion et affronter la mort ignoble sans honte. Montons sur la montagne pour prier avec lui.

Homélie du pasteur Jean-Baptiste Lipp, le 13 mars 2025

Homélie du pasteur Jean-Baptiste Lipp, le 13 mars 2025

 

PREDICATION DE MATTHIEU 19, 1-12 ET JACQUES 3 POUR L’EUCHARISTIE

Sœurs et frères,

L’Evangile de ce soir, comme l’épître qui l’accompagne, contiennent une dimension de radicalité. Radicalité dans deux domaines de la vie : comment se conduire lorsque l’on prend un conjoint, et comment se conduire lorsque l’on prend la parole. Deux domaines sensibles, où se jouent le rapport à l’autre, tel que voulu par Dieu, pour le meilleur comme pour le pire.  

La vie prévue pour les couples dans le projet créateur de Dieu devait et devrait être source de bénédiction, – une bénédiction incarnée dans des liens à la fois corporels et spirituels, davantage que dans des liens juridiques et moraux. Seulement voilà. Cette belle et bonne vie conjugale telle que prévue par le Créateur comme une source de bénédiction, cette vie tourne hélas parfois, souvent, trop souvent en malheur. A noter que c’est la première fois que je commente cet Evangile en dehors des célébrations de mariage, où il est suggéré aux couples.  

Le miroir que nous tend l’Evangile est celui-ci : comment ce lieu de vie si prometteur qu’est le couple, – ici le mariage, – peut-il tourner en un véritable désert, quand ce n’est pas en un véritable enfer, portant, à la fois ou successivement, de bons et de mauvais fruits. Et parmi ces fruits amers, la mort de l’amour, la mort de cette entité que pouvait être le couple, cette entité qu’avait été peut-être le couple : « Ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » Ambivalence d’une création voulue différente par Dieu au commencement. Et comment se conformer à ce commencement, quand il faut tout recommencer sur un échec ? 

Le miroir radical que nous tend l’épître est celui-ci : comment cette capacité humaine si prometteuse qu’est la parole, ici la langue, peut-elle allumer un incendie de forêt aux conséquences désastreuses non seulement chez la sœur ou le frère en religion, le frère ou la sœur en humanité, mais encore sur un plan cosmique ?!

Comment une seule et même source, la bouche, et la langue qu’elle contient sans la maîtriser, saurait-elle produire du doux et de l’amer, prononcer, donc provoquer, de la bénédiction et de la malédiction ? Ambivalence encore.

La parole peut-être au service de la destruction, autant sinon davantage, que de la construction. Et ici encore, comme dans l’Evangile, même si c’est différemment, la toile de fond est celle d’un pessimisme anthropologique très marqué. A l’écoute d l’Evangile, je pourrais me dire : ne te marie pas.

A l’écoute de l’épître de Jacques, je pourrais me dire : tais-toi, car tôt ou tard ta parole va blesser l’autre, ne serait-ce que par insinuation. Mais ce n’est pas ce que demande l’épître. L’exhortation de Jacques ne débouche pas sur un appel à l’amputation de la langue, mais sur son possible contrôle.

Pourvu que ce soit au service d’une sagesse d’en haut, non animale, non polluée de rivalités et de jalousies, mais animée de pureté, de paix, de douceur, de conciliation, de pitié, de justice, et surtout, surtout, une sagesse qui se vérifie dans une conduite. Et cette conduite a pour noms, moins piégés que les œuvres : un comportement, une attitude, une posture.

Le passage de l’épître de Jacques, dans sa radicalité, ouvre un passage lumineux à une vie sanctifiée, j’ose le mot. A la suite de Simone Pacot, et avec elle, je puis affirmer ceci : « La Parole pousse vers la vie, même si elle est exigeante et vigoureuse, (même) si elle demande de quitter ce à quoi nous nous accrochons et qui fait mal. Elle relie, elle ne divise pas. Si elle oriente vers certaines séparations nécessaires, c’est pour un amour plus juste, mieux situé. Elle éclaire nos contradictions. »

Et qu’en est-il du passage de l’Evangile selon saint Matthieu ? En est-il aussi ainsi ? Est-il capable de sanctification, davantage que de sanctions ? Oui, je le crois. Pour autant que nous lisions, pour autant que nous écoutions et intégrions cette parole du Christ, non pas, non plus, non point d’abord comme des paroles de codification, mais comme des paroles d’édification.

Car enfin, que n’a-t-on pas codifié dans nos sociétés civiles, longtemps influencées par l’enseignement des Eglises. A commencer par cette société israélite du temps du Deutéronome, suivie de cette société juive ou judéenne du temps du ministère terrestre de Jésus, pour continuer sur des siècles, deux millénaires d’histoire de l’Eglise codifiant, entre pastorale et discipline, la vie conjugale des fidèles.

A noter que du Deutéronome attribué à Moïse par les Pharisiens aux plus récents commentaires que j’ai pu lire de cet Evangile, ce sont des hommes, encore des hommes, et toujours des hommes qui débattent et commentent une affaire dont on ne connaît pas beaucoup l’avis de l’autre moitié de l’humanité concernée, à savoir les femmes. En revanche, la comparaison des Evangiles marque déjà une évolution entre une position radicale excluant absolument le divorce et l’intégration d’un possibilité d’y recourir. Dans l’Evangile de Marc, le plus ancien, c’est un non absolu.

L’enseignement du Christ chez Matthieu introduit une exception dont Marc ne faisait aucun cas : en cas d’union illégale, c’est envisageable. Quoi d’étonnant alors que les Eglises soient en travail de réinterprétation constant, exigeant pour elles, entre une radicalité salutaire, telle que décrite par une Simone Pacot, et une exclusion mortifère, telle que vécue et subie par tant de couples, et en particulier par tant de femmes, dans certaines Eglises. Et l’on sait toute la palette qui peut exister entre les théologies du mariage qu’elles, les Eglises, professent et qu’elles appliquent, lorsqu’elles en professent et en appliquent une…

La radicalité de l’enseignement de Jésus est étonnante, placée qu’elle est, dans notre Evangile, entre un enseignement sur le pardon jusqu’à 70 fois 7 fois et une bénédiction de ces exclus qui ont pour nom les enfants. Je ne peux pas ne pas lire, dans ce qu’il a voulu dire aux Pharisiens, un appel à protéger les femmes, plutôt qu’à les accabler.

Dans les lignes et entre les lignes d’une polémique rabbinique de l’époque, entre libéraux et conservateurs, je lis ceci dans la controverse de Jésus : cessez de marchander la répudiation de vos épouses. Et si vous vous appuyez sur la Loi de Moïse, ce n’est qu’en raison de votre dureté. Vos femmes sont, tout comme vous, créées à l’image et ressemblance de Dieu. Lisez donc le premier chapitre de la Genèse. C’est dans un « ensemble », à égalité de dignité et de divinité, que vous étiez, au commencement, appelés à former cette entité unique et irréductible qui a pour nom le couple. Irréductible, oui, avant d’avoir été déclaré par l’Eglise d’indissoluble.

Pour moi, sœurs et frères, les mots « au commencement » sont de la plus grande importance pour commenter cette parole du Christ. Ils ont tout leur poids. Soit il faut les entendre, avec toute la tradition, comme un nouvel impératif impliquant l’indissolubilité absolue du mariage. Soit, et c’est ma lecture de pasteur pourtant marié et toujours heureux de l’être, un commencement que l’on ne saurait imposer à autrui comme un absolu dans une vie où la conjugalité est gravement blessée.

Après ce commencement de Genèse 1, certes toujours prometteur, n’y a-t-il pas eu cet autre commencement tissé de malentendus et de ruptures depuis le 3ème chapitre de la Genèse ? Et l’on pourrait relire ici Genèse 3 à la lumière de Jacques 3. Comment la parole s’est-elle donc infiltrée comme puissance de doute et de destruction. Mais on n’a pas le temps ce soir…

Les disciples de Jésus ne s’y sont pas trompés, lorsqu’ils affirment à leur Maître, en dehors des micros des Pharisiens, que, s’il en est ainsi, eh bien l’homme a tout avantage à ne pas se marier. A quoi j’ajoute, ce soir, au nom de la moitié de l’Eglise et de l’humanité : et la femme non plus. A chacun et à chacun son chemin, et même davantage, sa vocation.

Il est urgent, sœurs et frères, urgent d’entendre encore une fois, avec le Christ, le projet de Dieu pour l’homme et pour la femme, que ce soit ensemble, ou séparément, et même sous la forme d’autres conjugalités. Ce projet est fondé dans une volonté divine créatrice initiale, non légaliste, mais ce projet s’inscrit dans une création blessée, où les blessés ne sont pas condamnés, mais toujours appelés à un recommencement.

Au nom de ce qui vient et que le Christ appelle ici le Royaume des cieux. Un Royaume capable de nouveauté, ici et maintenant, et pas seulement pour ceux que l’Evangile nomme les eunuques par nature, par accident ou par choix. Pour chacune et pour chacun. Quel que soit son état en ce monde. Dans le sens de ce qu’écrivait Jean Cocteau : « Le poète se souvient de l’avenir ». Le poète se souvient … de l’à venir.

Seigneur Jésus, nous venons à toi à cette Eucharistie et nous souvenons avec toi de l’avenir que tu ne cesses de nous donner, par-delà nos fidélités et nos ruptures d’alliance passées ou présentes, appelés que nous sommes à être sanctifiés aujourd’hui, vers un demain.

Amen          

Prédication par la pasteure Laurence Raymond, le 9 mars 2025

Prédication par la pasteure Laurence Raymond, le 9 mars 2025

Matthieu 4, 1-11 Les tentations du Christ

Aujourd’hui, premier dimanche du Carême, nous entrons dans un temps particulier.

40 jours pour cheminer avec le Christ, nous replacer devant Dieu dans une relation intime.

40 jours pour raviver notre foi, sortir d’une forme de ronron spirituel qui nous guette parfois.

Jésus vient d’être baptisé.

Il a solennellement été déclaré et reconnu Fils de Dieu. Le voilà assuré d’une relation unique et singulière avec Dieu, son Père.

Alors qu’au début de son évangile, Matthieu l’inscrit dans sa filiation humaine à travers sa généalogie.

Comment Jésus va-t-il vivre cette double filiation ?

Tout commence par une mise à l’épreuve, forte, décisive, une sorte d’examen d’entrée dans son ministère.

40 jours de solitude, de faim, de soif, dans la chaleur étouffante et l’aridité du désert, sans oublier les nuits froides peuplées de scorpions, serpents et autres charmantes créatures.

Et c’est laminé par ces 40 jours éprouvants que Jésus doit faire face à trois tentations.

Pour les auteurs bibliques, le désert est tout sauf une destination touristique, c’est le lieu de toute les peurs fondamentales de l’être humain !!!

Car dans le désert, elles sont concrètes et réelles : physique, spirituelle et existentielle.

La peur physique, d’abord, peur de la faim, de la soif jusqu’à en mourir.

Avoir faim dans le désert, c’est l’incarnation concrète de l’être humain en état de manque,

quand ses besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits

La peur spirituelle:

Le désert comme symbole de la peur du vide, de l’absurde, du non-sens.

Et si l’univers n’était qu’un grand désert vide de toute présence aimante

Et si Dieu n’avait aucun intérêt pour l’humanité…

Et si Dieu n’existait simplement pas,

La peur existentielle enfin.

Le désert concret comme symbole du désert affectif qui peut être parfois le nôtre… de n’être rien, juste un grain de sable sans aucune valeur ni à ses propres yeux, nos aux yeux des autres…

Image concrète de l’angoisse viscérale d’être rejeté, de ne pas être aimé, de sombrer dans l’isolement et la solitude.

 

Alors le premier acte de la vie de Jésus le Messie et de Jésus Fils de Dieu ?

Se confronter à nos peurs humaines les plus tenaces et nos angoisses les plus incontournables.

Dans la Bible, elles sont investies par la figure mythologique du diable.

Tour-à-tour séducteur, tentateur, accusateur, manipulateur, diviseur,

il représente la force destructrice des peurs  et des angoisses qui nous hantent.

Dans le cas présent, l’alternative que le diable propose à Jésus est simple :

« Soit tu es un homme, rien qu’un homme à la merci de ses manques, ses peurs et ses échecs.

Soit tu es dieu, qui nage dans l’abondance sans limite, dans une sécurité sans égale

et qui dispose de ce qu’il veut, quand il veut.

La proposition du Diable est simple : inciter Jésus à utiliser sa divinité pour échapper à son humanité, ses limites et ses peurs par 3x

1 – Changer les pierres en pain… subtil le diable !

Il propose à Jésus de l’aider. Cette tentation semble avoir du sens. Elle répond à un besoin vital, physique.

Cette tentation qui touche à notre peur de manquer, elle fait miroiter la satisfaction immédiate de nos besoins. « Tout ce que je veux, quand je veux, comme je veux. »

Jésus oppose une autre voie qui nous interroge sur notre relation à nos besoins. Est-ce que nous vivons pour assouvir nos besoins ou sommes-nous appelés à quelque chose de plus grand qui donne sens et direction à notre existence ?

  1. Deuxième tentation : sauter du toit du temple pour forcer Dieu à agir, exiger de lui une démonstration éclatante de sa protection, se sortir d’une peur bien spirituelle cette fois.

C’est l’enfant qui teste l’amour de ses parents en se mettant en danger pour voir s’ils viendront toujours le sauver. De même le croyant peut tester Dieu en particulier dans les périodes difficiles, « prouve que tu es là, que tu m’aimes et que tu es puissant ».

Nous aussi parfois, nous avons envie de demander à Dieu des signes visibles, des preuves évidentes de sa présence. Cette tentation touche à notre difficulté à faire confiance sans voir et sans expérimenter et aussi à notre peur du doute, de l’absurde, du non-sens.

Seulement quand on aime vraiment quelqu’un et que l’on place en lui sa confiance… on ne le manipule pas pour qu’il nous démontre son amour…

On lui laisse la liberté de le manifester…

Jésus refuse une foi basée sur la manipulation ou la peur, confiant dans la fidélité de Dieu.

3 – Avoir le monde entier à sa disposition et toute l’humanité qui le compose… ? Jouer la carte du Messie politique, tentation du pouvoir et du contrôle du monde… Oui nous sommes, comme humains, attirés par le pouvoir, le besoin de reconnaissance, de réussite.

C’est, par exemple, le leader politique ou le chef d’entreprise qui utilise la manipulation pour arriver à ses fins, croyant que l’important est de réussir, même au détriment des autres. Chercher la puissance et peut-être même la toute-puissance pour se donner de la valeur, pour se rassurer.

Jésus propose une autre voie : il choisit la méthode de Dieu pour gouverner le monde. Servir, toujours, sans aucune exclusion. Se rappeler que le vrai bonheur ne vient pas du pouvoir mais de relations authentiques et du don de soi.

Tout au fond et fondamentalement, le diable propose à Jésus d’accomplir sa mission sans passer par la croix, et sans entrer dans notre humanité, une royauté sans passage par l’amour, le service et le risque

C’est cela précisément que Jésus refuse, rejette.

Alors, oui un jour, il sera seul dans le jardin de Gethsémané, le plus grand désert de sa vie.

Un jour, il sera comme suspendu au-dessus d’un abîme de peur, d’angoisse, de doute.

C’est là au cœur de la peur, de l’angoisse et du doute qu’il fera l’acte de confiance suprême.

Dans ce récit haut en couleurs des tentations … confronté à tous les déserts de notre vie… Jésus, le Christ, le Messie, le Fils de Dieu a choisi notre chemin, le magnifique chemin de la vraie humanité. Amen

Prédication de Christian Miaz, le 2 mars 2025

Prédication de Christian Miaz, le 2 mars 2025

1 Corinthiens 13 ; Luc 18, 31-43

Chères sœurs, chers frères,

Quel texte extraordinaire que ce chapitre 13 de la Première Lettre de Paul aux Corinthiens. Il a été choisi par de nombreux couples pour leur célébration de mariage. Je l’ai aussi pratiqué en paroisse en lien avec les personnes que j’accompagnais. Aujourd’hui, à la retraite, sans responsabilité ecclésiale, je le lis en lien avec mes lectures et les nouvelles du monde.

L’ouverture au monde entier d’aujourd’hui m’interpelle : lire ce texte ici, en Suisse, ou par exemple dans les régions des grands lacs africains, des territoires occupés par Israël ou la Russie, à Gaza, en Ukraine, n’engendre certainement pas la même écoute, la même compréhension. Peut-on aimer tout en tuant pour se défendre ? Peut-on aimer tout en attaquant ? Peut-on aimer tout en étant violent pour que justice soit rendue ? Ces interrogations demeurent, car je n’ai jamais été placé dans une situation de violence comme peuvent le vivre des femmes, des hommes, des enfants, au sein de leur famille, de leur travail, de leur pays. Par conséquent, mon message est celui d’un privilégié et ne peut répondre à ces questions.

Ces questions sans réponses de ma part limitent la portée existentielle du message de ce matin à une part de notre société.

L’amour est un absolu, mais un amour absolu limité, ici et maintenant : limité par les désirs, les violences et l’orgueil des humains qui impactent les relations sociales. A cause de sa faiblesse et de sa dépendance envers ses parents lors des premières années de sa vie, l’être humain doit gérer les impacts psychiques des rapports de dépendance–domination qu’il a reçus : il doit gérer ces impacts sur sa manière d’être et d’agir en société au quotidien. L’amour s’immisce dans cette gestion des pulsions psychiques. Mais revenons au texte de la Première Lettre aux Corinthiens qui se trouve au cœur de notre tradition chrétienne :

Ce texte s’origine dans le double commandement de Jésus : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Dans quelques jours nous allons entrer dans le temps de Carême qui va nous conduire à Vendredi Saint : au don d’amour suprême de Jésus pour ses frères et sœurs humains. Cet amour inconditionnel de Jésus a conduit Paul à introduire cet éloge de l’amour dans son développement sur les dons de l’Esprit. Pourquoi l’amour est-il indispensable aux dons de l’Esprit ? La réponse est évidente : sans amour, les dons de l’Esprit peuvent devenir des instruments de pouvoir, d’oppression, de domination et d’exploitation. Et cela s’est vérifié au cours des siècles : que n’a-t-on légitimé au nom de l’Esprit Saint qui me parle et me dicte mes paroles pour mon bien propre ou mon institution. Sans amour, les dons de l’Esprit deviennent parfois les instruments du mal, de Satan. L’amour est la puissance, force, qui conduit les dons de l’Esprit aux biens du prochain, et par conséquent de soi.

A qui est destiné l’amour ? Dans les Evangiles, il y a trois destinataires : Dieu, le prochain, soi-même. Le destinataire du texte de 1 Corinthiens 13, c’est le seul prochain, l’autre. Par conséquent, ce matin je n’évoquerai que l’amour pour le prochain, pour l’autre. Paul ne définit pas le prochain, ni sa situation, ni son genre, ni son orientation sexuelle, ni la couleur de sa peau, ni sa religion. Paul parle du prochain, c’est-à-dire de toute personne qui vit ici et au loin. Il me parle de l’amour qui devrait m’habiter en tant que dépositaire des dons de l’Esprit Saint.

En quoi consiste l’amour, ici au sens d’agape ? Il est une puissance de transformation engendrée par l’Evangile de Jésus Christ. En tant que chrétien, sans amour, ce que je dis, ce que je suis, ce que je fais, n’est rien ; sans amour, je ne suis que bruit ; sans amour, je ne suis rien ; sans amour, je ne gagne rien.

Comment laisser jaillir en moi cette puissance d’amour du prochain ? Paul essaie de me guider en déterminant les capacités de l’amour, en les listant aux versets 4 à 7 que je résume par la fin : l’amour excuse tout, croit tout, espère tout, endure tout. Paul m’apprend que je n’ai rien à attendre du prochain, ni avant, ni pendant, ni après. L’amour du prochain dépend de moi, et de moi seul, de ma confiance en la force transformatrice de l’amour comme espace de vie, de pardon, de renouvellement et de partage.

Laisser jaillir durablement en moi cet amour du prochain m’est pourtant impossible. Je peux certes y parvenir parfois, mais seulement de manière brève. L’apôtre connaît les faiblesses humaines, il connaît dans sa chair cette épine. C’est pourquoi il développe ce passage entre le « maintenant » et le « alors ». Le maintenant est limité, imparfait, où je ne vois qu’à travers un miroir. Paul pousse à regarder en avant vers cet alors où je verrai face à face, en plénitude, ce que je suis, ce que sont les « autres » !

J’ai reçu la foi, l’espérance et l’amour pour avancer sans cesse vers la révélation ultime du face-à-face. Ici et maintenant, je ne peux que croire et espérer qu’un amour infini m’habite ; maintenant et ici, je ne peux qu’en révéler des bribes.

On dit que l’amour ne se commande pas, puisque c’est l’amour qui commande. L’amour révélé par le Christ s’élève contre une telle maxime. L’amour du Christ m’engage sur un chemin de foi et d’espérance envers mon prochain.

Et en ces temps, la force de l’argent et du pouvoir domine les politiques et les conduit à mépriser les petits, les pauvres, les pousse à abattre toute personne s’opposant à elles, à exclure les réfugiés, les migrants, à diviser les pays, à s’accaparer des biens pour leurs seuls profits. Nous vivons un présent angoissant, renforcé encore par le crash entre les présidents Trump et Zelensky, vendredi soir dernier. Pour nous chrétiennes et chrétiens d’Europe, poussés par un désir de justice et d’amour du prochain, les décisions américaines prises par Trump sont un cataclysme. L’orgueil, le mépris et la force sont les puissances qui régissent les grands de ce monde dont les USA. Que pouvons-nous faire ? Que puis-je faire ?

Paul, et à travers lui Jésus Christ, nous appelle à poursuivre notre chemin de foi, d’espérance et d’amour. Même si nos pensées et nos actes sont limités, même s’ils ne révèlent que partiellement l’amour du prochain, ils sont notre seul chemin de vie. Sur ce chemin de vie, l’amour est la lumière qui me donne confiance et soutient mon espérance : cette espérance que rien n’est définitif et qu’ensemble, nous pourrons avancer vers plus d’empathie et de bienveillance envers celles et ceux qui sont nos sœurs et frères en humanité sur toute la terre, et pas seulement dans les limites des nos frontières.

L’amour est la plus grande force de vie, nous rappelle Paul : l’amour fonde ma foi et mon espérance ici et maintenant, toujours, éternellement. Comme l’écrit Gerd Theissen : « La foi, l’espérance et l’amour sont la présence de Dieu dans l’être humain. La foi justifie l’humain. L’espérance justifie Dieu. Seul l’amour ne se justifie pas. C’est le plus grand des trois. Par l’amour, nous approuvons le monde, le prochain et la vie. » Je rajoute : et nous luttons pour la justice et la paix en n’écartant aucune stratégie, même celle de s’interroger sur la lutte armée contre la violence. Mais notre but reste toujours : la paix entre les nations pour que l’amour puisse se vivre entre des individus d’origines diverses.

Amen.

Prédication par Heiner Schubert, le 6 février 2025

Prédication par Heiner Schubert, le 6 février 2025

Mt 9,18-26 Grandchamp

 

Une femme s’approche de Jésus; son nom ne nous est pas donné. Cela se passe alors que Jésus, sollicité par un notable, est en route pour rappeler sa fille à la vie.  

J’aime ce mot « notable ». C’est quelqu’un bien dans sa chair; que l’on remarque, que l’on connait; qui a un statut: quelqu’un qui dispose de moyens considérables, il est entouré par ses subalternes. Habitué à être entendu, il ne doute à aucun moment que Jésus va exaucer sa demande.

Fort contraste entre cet homme sûr de lui et la femme!

Elle, elle n’ose même pas adresser la parole à Jésus. Cependant, elle doit se rassurer en se parlant à elle-même, en se disant que s’approcher de Jésus par-derrière, c’est la bonne démarche, qu’elle a pris la bonne décision.

Nous comprenons que cette femme est habitée par un profond désir. Elle perd du sang, tout le temps, elle est épuisée et rejetée comme impure. Elle est au bout de ses forces, elle est désespérée.

Le sang symbolise la vie, ce qui nous rend vivants et capables.

Son désir c’est de pouvoir enfin participer à la vie, de ne plus être exclue, de pouvoir contribuer à la marche de la société et d’en devenir un membre égal et respecté. L’écart entre ce désir et la réalité décrite par Matthieu est abyssal.

Cette femme me fait penser à ces personnes déçues de la vie, épuisées par des combats sans espoir; ces hommes et ces femmes à qui la vie n’a réservé que des défaites. Je me souviens de personnes qui ont donné, donné et donné tout au long de leur vie. Quand les forces diminuent, quand le moment vient de faire un bilan, c’est le grand désenchantement. Il leur semble que le résultat de tous leurs efforts ne correspond pas du tout à l’engagement dont elles ont fait preuve. L’amertume les guette, elles tombent dans un vide profond.

Mais, au milieu du récit il y a un tout petit geste, un geste qui déploie un grand effet et produit un grand bouleversement; un geste plein de lumière. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué.

Il est plutôt masqué par cette foule bruyante, déployée par la présence du notable.

Cette foule qui donne une sorte de cadre aux malheurs qui touchent la femme et la fille du notable; cette foule voyeuriste qui ne sait que fairedes commentaires destructifs en se moquant de Jésus.

Jésus se retourne et il voit la femme. Enfin, elle est vue, elle est remarquée, notée, elle aussi, comme le notable habitué à être vu. Cette femme désemparée et sans moyens; elle est enfin perçue; elle qui était sans cesse rejetée. Jésus crée un ilot de paix au milieu de cette foule agitée et excitée. Il est là, il est avec cette femme, il n’y a rien de plus important en cet instant.

C’est le moment clé de ce passage. Jésus regarde la femme qui vient de toucher les fils de son vêtement comme il regardera plus tard la petite fille et prendra sa main.

Les paroles que Marie a chantées quand elle a senti le bébé bouger dans son ventre se réalisent alors.: Il a précipité les puissants de leurs trônes, et il a élevé les humbles (Luc 1.52).

Le notable et la femme désespérée sont tous les deux désemparés face à la souffrance.

Jésus entend leur souffrance et il les délivre.

Le récit de Matthieu nous invite à nous retourner comme l’a fait Jésus, à nous laisser interrompre dans les occupations si importantes de notre vie.

Il nous invite à écouter, à être présents quand une personne nous sollicite. Il nous invite, nous qui animons des maisons de retraite àsoigner nos lieux d’accueil.

Ils sont plus précieux que nous ne l’imaginons.

Je suis profondément touché quand je vois Jésus se retourner.

Je veux apprendre de lui.

Je veux apprendre à discerner ce qui compte vraiment.

Je veux apprendre à voir son visage à travers autrui.

Il sera présent parmi nous quand nous partagerons le pain et le vin tout à l’heure.

Nous serons toutes et tous touchés.

Prédication de la pasteure Laurence Mottier, le 19 janvier 2025

Prédication de la pasteure Laurence Mottier, le 19 janvier 2025

Textes bibliques : Jean 2, 1-12 Esaïe 62,1-5 1 Co 12, 4-11

« Faites tout ce qu’il vous dira » Jean 2,5

Il y a des paroles qui font naître l’autre, qui l’autorisent ; des paroles qui initient un commencement ; qui provoquent et suscitent un nouveau champ de possibles ; « Faites tout ce qu’il vous dira », oui, il y a des paroles fertilisantes, comme il y a aussi des paroles, qui blessent, qui ferment, enferment et obturent l’autre, sans possibilité d’avenir. Des paroles qui assignent ou dévalorisent, quand d’autres permettent et donnent confiance.

La parole de la mère de Jésus aux personnes qui l’entourent, lors des noces de Cana, a la force d’une mise au monde, sans forceps, telle une proposition audacieuse et décalée. Car Jésus, lui, vient de la rabrouer en lui disant de se mêler de ses affaires à elle, plutôt qu’à lui.  Qu’y a t’il entre toi et moi ? De quoi te mêles-tu ? on entend la crainte, l’appréhension chez Jésus. « Je ne suis pas prêt. Arrête de me mettre la pression. Maman, tu m’énerves ».

Sempiternelle tension intrafamiliale, où le parent tente une parole qui n’est pas reçue, ni comprise, alors que l’enfant attend quelque chose qui ne vient pas et qui peut le/la laisser en déshérence. Contretemps, qui vont creuser les malentendus, nourrir l’agressivité, les ressentiments, les dissensions.

Là, sa mère ne se laisse pas démonter, car elle sait, elle a vu qui il est, mais elle n’a  pas besoin de lui prouver qu’elle a raison et qu’il devrait l’écouter. Elle parle à d’autres, autour, ouvrant le cercle d’un duo qui pourrait virer au duel stérile, tout en laissant entendre à son enfant qu’elle le sait capable de se lancer dans sa mission, de naître à sa vocation de fils, de Fils de Dieu. Et c’est sur sa parole à lui que l’eau se change en vin. 

S’il n’y a pas de récit de naissance dans l’Évangile Jean – prologue Au commencement était la Parole – j’ai envie de lire ce récit des noces à Cana comme un engendrement de la mère au fils. Une mise au monde. Sa mère – dont Jean tait le prénom étonnamment – n’est pas dépeinte dans son rôle biologique ni charnel mais dans son rôle symbolique tel le portique d’une parole inaugurale, qui donne naissance à Jésus le Messie. Sa mère l’incite et l’autorise, sans lui faire violence, ni le réprimander, ni le moquer. Un art parental, qui devrait nous inspirer.

Si les liens familiaux dans les Évangiles sont chargés d’ambiguïtés, si Jésus a l’audace de définir un nouveau type de famille autour de lui, non plus clanique, ethnique, étroitement religieuse, mais une famille de libre affiliation de cœur et d’esprit, il demeure néanmoins que la famille de Jésus est une donnée à prendre en compte. Car il est bien né et a grandi dans une famille humaine, une famille juive en Palestine occupée, une famille modeste, vivant dans les montagnes de Galilée, une famille, comme les autres, pétrie d’amour et de contradictions, berceau de son être au monde et premier lieu d’apprentissage de son métier d’homme.

Et si la part d’aliénation est présente dans nos liens familiaux, la part d’édification qu’ils apportent est aussi là, source de ce que nous devenons, de ce que nous pouvons déployer de nos potentialités et de ce que nous transmettons aux autres. Aliénation et agentivité, deux pôles entremêlés dans nos histoires familiales et humaines. Lutte incertaine pas toujours équilibrée, pas toujours équitable.

Ce premier signe chez Jean place la fête et la réjouissance des noces comme porte inaugurale de l’Évangile. Avons-nous assez pris en considération cette couleur si particulière ?

Dans la liesse, les chants, les rires et la danse, s’inscrit la Présence du Christ-Messie, et ce n’est ni au désert, ni dans une école de sagesse ni dans un palais ni au sommet d’une montagne solitaire qu’il lève le voile et entre en scène. Mais plutôt :

Dans une foule joyeuse, au cœur d’une union de corps et d’esprit entre un homme et une femme. Dans un temps qui transcende le quotidien et sa pénibilité. Permettant les excès, le défoulement, une intensité de rires, de cris, de mouvements, et le partage d’une abondance de biens.

Avant de tout spiritualiser et de tout désincarner, tant un certain christianisme moralisateur et castrateur nous a appris à craindre la jouissance, du plaisir, du désir, pouvons-nous entrer dans ce premier tableau ? Dans ces noces à Cana, où le Christ s’inscrit au cœur de nos besoins humains et d’une prodigalité manifeste, joyeuse, débordante ? J’y vois des visages rayonnants, des corps exultants, des paroles vibrantes, une musique vive ; la joie coule, comme le vin coule des jarres aux verres, comme les paroles coulent d’un visage à l’autre, d’un cœur à l’autre, dans une danse, pulsation de vie.

Alors que nous entrons dans la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens et des chrétiennes, un autre récit va nous occuper et nous nourrir, grâce à la méditation de la communauté œcuménique et mixte de Bose, qui a choisi dans ce même Évangile de Jean, le dernier signe opéré par Jésus, pour son ami Lazare, frère de Marthe et de Marie, ses amis et disciples.  « Jésus les aimait tous les trois » nous dit Jean. Lazare est mort et repose au tombeau depuis plusieurs jours ; tous et toutes pleurent, et Jésus aussi pleure…

Quel contraste : le premier signe à Cana se vit dans la joie, les rires et la danse et le dernier signe à Béthanie, dans le deuil, les larmes et la peine. Le premier dit un avenir, une promesse, une fécondité, le dernier une impasse, une perte, une absence irrémédiable.

A Marthe qui vient au-devant de Jésus, il dit « Je suis la Résurrection et la Vie ; la personne qui croit en moi ne mourra pas » et il lui demande : « Crois-tu cela ? »

Ce dernier signe annonce que la vie est plus forte que la mort, l’amitié plus forte que la désolation et la maladie, alors que le premier annonce que le meilleur est pour la fin, que l’abondance du don de Dieu déborde toutes nos peurs de manquer.

Ce qui m’a frappée en méditant ces textes, c’est que l’Évangile arrive à contretemps. A contretemps de ce qui est attendu et perçu comme normal, habituel.

Le Christ renverse la logique de la mort inéluctable en vie ressuscitée.

Le Christ renverse le sens de la fête, à l’image du bon vin versé à la fin.

 

Le Royaume de Dieu arrive comme un inattendu, un inespéré, une contre-affirmation qui bouleverse nos logiques et nos évidences.

L’Évangile arrive à contretemps dans la réalité de nos vies, dans son flux irréversible, dans son déterminisme. L’Évangile s’inscrit comme une liberté. L’Évangile est liberté.

Et je vois une chaîne de confiance, qui se tisse en perles de paroles, qui passent de la mère au fils qui débute à Cana, de Jésus à Christ, du Christ à ses disciples ses amis, à l’inconnu sur la route, à l’étrangère et au soldat romain ; une parole qui passe à sa disciple et amie Marthe dans une chaîne de confiance, ininterrompue, d’une foi, qui court, ensemence, vivifie, cherche un chemin, et ressuscite toutes choses :  crois-tu cela ?

L’Évangile va à rebours du bon sens et du sens commun et c’est tant mieux ! c’est notre chance et notre salut. Et il nous invite à entrer dans sa danse :

Nos paroles peuvent porter la vie et la libération de ce qui est encore enfoui chez l’autre !

Notre vie peut accueillir le regard et la parole d’autrui, même maladroite !

Dans nos relations sommeillent des germes insoupçonnés, à accueillir et qui vont féconder la vie.

Le pouvoir transformateur de l’Évangile est donné à notre monde, défiguré déshumanisé, ankylosé, angoissé, pétri de violences, de défiance et de peurs. Un pouvoir transformateur qui inspire la trêve à Gaza, qui inspire toutes les initiatives, petites et grandes qui mettent un terme à la mort et à la destruction. Pour rendre l’humain et le monde à sa dignité, à son intégrité.

Une vie plus forte que la mort travaille notre réalité, cette pâte du réel, ce contre quoi on se cogne.

Une vie en travail, plus forte que nos déroutes et nos découragements, nous est donnée et redonnée, non pas une fois pour toutes, mais chaque jour à nouveau ; une vie qui ensemence et engendre audace, confiance, joie.

Amen