Homélie par le pasteur Jean-Baptiste Lipp pour le 8 octobre 2020

Homélie par le pasteur Jean-Baptiste Lipp pour le 8 octobre 2020

Evangile : Luc 9, 28 – 36

 

Chères Sœurs, chers frères,

Dans cette histoire étrange, mais si ruisselante de lumière, Jésus pourrait bien être au sommet de sa gloire. Au bord de l’Ascension, même ! Le temps aurait pu s’arrêter à ce point culminant de l’Evangile. Et l’Evangile aurait trouvé ici une splendide conclusion. Pierre l’a compris, lui qui propose d’éterniser ce moment de bonheur intense en dressant trois tentes.

Pas si fou, pas si faux, quand on sait que, parmi les grandes fêtes d’Israël, il y a la fête des Tentes, justement. Le peuple de Jésus, – le peuple de Pierre, de Jacques et de Jean -, connaît bien la fête de Sukkot. On y célèbre, sept jours durant, la traversée du désert. Lors de ce temps de l’exode, Moïse s’entretenait avec Dieu dans la Tente de la rencontre…

Au désert, Dieu se révélait et se dérobait en même temps. Et cette expérience d’une révélation en marche est tellement fondamentale, qu’aujourd’hui encore, nos frères et sœurs israélites lui donnent une grande place. La fête de Sukkot, la fête des Tentes, la fête des Cabanes a lieu cette année du 3 au 10 octobre. On est en plein dedans.

Pensons à eux. Pensons à eux, dont certains dressent même des cabanes sur leurs balcons. Et pensons aussi à celle et ceux qui auraient dû faire ici et maintenant une retraite itinérante. Une retraite annulée en raison de la situation sanitaire… En marche, nous le sommes toutes et tous à l’école de l’exode. Même si nous sommes devenus sédentaires, nous avons dans nos racines spirituelles le nomadisme biblique. Et c’est à la lumière de ce nomadisme que je vous invite à retrouver notre Evangile du jour. 

C’est un point culminant, puisque l’Ancien et le Nouveau Testament se donnent la main. Ne s’agit-il pas ici d’une véritable « rencontre au sommet » ? Une rencontre en présence des plus grands ? Moïse pour la Loi, Elie pour les Prophètes, Jésus pour l’Evangile et, à leurs pieds, les principaux apôtres … pour la transmission apostolique. En effet, Jésus a voulu emmener au sommet de cette montagne Pierre, Jacques et Jean, ceux que j’appellerais « le trio de choc ».

Dans l’Evangile de Luc, Pierre, Jacques et Jean ont été aux premières loges pour voir ce qui s’était passé dans la maison de Jaïros. Jaïros dont la fille semblait morte, ou était peut-être déjà morte… Les trois disciples ont été les témoins privilégiés d’une formidable victoire de Jésus sur la mort ! C’est ce que vient de relater l’Evangile, à la fin du chapitre qui précède le nôtre, le chapitre 8.

Mais à l’autre bout du même Evangile, à Gethsémané, ils seront tous trois les témoins du face-à-face de Jésus avec sa propre mort. Ils seront présents dans ce jardin célèbre, où Jésus sera non pas transfiguré, mais comme défiguré par l’angoisse de la mort. Gethsémané est le prélude du Golgotha, cette autre « montagne », où Jésus sera mis en croix. Sur le Golgotha, ce ne sont pas trois tentes qui seront dressées – une pour Moïse, une pour Elie et une pour Jésus – mais trois croix. Deux pour deux malfaiteurs, et une pour Jésus.

Du reste, Luc est le seul évangéliste qui donne au récit de la transfiguration de Jésus une couleur « Gethsémané », une odeur de la passion. En effet, Luc précise ce que ni Marc ni Matthieu ne disent : Jésus monte sur cette « montagne pour prier ».

Luc précise encore de quoi Jésus, Moïse et Elie s’entretiennent avec lui : ils s’entretiennent de de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem, littéralement, ils parlent de l’exode de Jésus, un exode qu’il faut comprendre ici comme un chemin vers la vie, mais qui passe par une souffrance et par une mort.

Luc précise enfin que les trois disciples choisis pour l’accompagner sont « écrasés de sommeil ». Les indices sont nombreux, qui font de ce récit de la transfiguration non seulement une annonce de Pâques, mais aussi et d’abord de Vendredi Saint.    

Pierre veut dresser trois tentes sur la haute montagne de la transfiguration, éterniser ce moment de bonheur intense passé aux pieds de son Seigneur illuminé. Mais il devra attendre. Et en attendant, redescendre. Pierre, Jacques et Jean redescendent de la montagne forts d’une expérience inoubliable. Une vision indicible. Un immense point d’exclamation !

Mais aussi un formidable point d’interrogation ? C’est qu’ils n’ont pas encore tout vu. Et surtout : ils n’ont pas tout entendu. Ce n’est pas pour rien, je crois, que la proposition de Pierre – dresser « un saint camping » au sommet de la montagne – est immédiatement suivie de l’apparition d’une nuée. Ce n’est pas par hasard que, – de la nuée qui les recouvre et les inquiète, – une voix fait entendre cette consigne qui a toute son importance : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! »

Les disciples sont appelés à passer du mode de la vision à celui de l’écoute. Passer de l’expérience privilégiée d’une illumination – expérience que nous connaissons parfois, notamment lors d’une retraite spirituelle – à celle, exigeante souvent, ingrate parfois, mais prometteuse toujours d’une rumination de la Parole au quotidien. « Ecoutez-le ! » est le maître mot de ce récit.

Et si je l’écoute, et si je fais silence pour l’écouter, alors plus besoin de lui dresser une tente. Je pourrai me dresser moi-même, et nous pourrons nous dresser ensemble pour devenir, selon une image de l’apôtre Paul, des « temple du Dieu vivant » … 

Comme Jésus, et avec Jésus nous sommes en exode. Comme Jésus, et avec Jésus, nous sommes appelés à la vie, sans échapper à la mort. Comme Jésus, et avec Jésus, nous sommes appelés à prier pour nous laisser transfigurer.

Amen

 

 

Homélie par le pasteur Jean-Louis L’Eplattenier pour le 4 octobre 2020

Homélie par le pasteur Jean-Louis L’Eplattenier pour le 4 octobre 2020

Esaï 5, 1 – 7, Philippiens 4, 6 – 9, St. Matthieu 21, 33 – 43
mêmoire de St. François d’Assise

 

Dieu aime sa vigne ! En d’autres termes, Dieu nous aime, même dévastés, grêlés, gelés !

C’est beau de parler de vigne, en ce temps de récolte. Il y a quelques années, un orage de grêle, d’une rare violence, avait ravagé la totalité du vignoble. Le lendemain, un viticulteur de la région était allé trouver son ami, voisin, viticulteur aussi, et lui avait dit : « Va dire à ta vigne que tu l’aimes ! »

Dans l’Évangile, aujourd’hui, le problème n’est pas du côté de la vigne, mais des cultivateurs : c’est à eux que Jésus s’en prend, c’est à ces responsables, Grands prêtres et Anciens, les vignerons qu’il s’adresse.

Je pourrais m’arrêter là et faire le bilan de moi, au soir de ma vie = qu’ai-je fait des promesses de mon ordination, de la responsabilité confiée, d’une vie consacrée, de l’écoute, de la patience, du pardon, de la confiance, de la miséricorde ? Ce sera mon problème : le Seigneur m’attend à l’heure du règlement de compte.

Et puis, comment comprendre ce mystère : Dieu n’aurait-il pas eu d’autres moyens que celui de condamner son Fils à mourir ? La parabole semble dire, pourtant, qu’Il a pensé, espéré que son Fils serait respecté et qu’il pourrait accomplir sa mission : faut-il admettre que Dieu se serait trompé ?

J’aime à croire que « le chant du Bien-aimé à sa vigne » illumine l’Évangile d’aujourd’hui : Dieu ne se trompe, ni ne se renie : rien ni personne ne cloisonnent son Amour ; Jésus lui-même le confirme : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde mais pour que le monde soit sauvé par Lui. »

Il y a comme une contradiction entre ce projet de salut et la colère de Dieu, et son jugement face à la vigne du Bien-aimé et aux vignerons de la parabole.

C’est vrai que Dieu ne fait rien sans nous : Il respecte notre oui comme notre non, mais, avec ce qui lui restait de souffle, sur la croix, Jésus a dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’il font. »

Je ne minimise pas l’importance de notre responsabilité, ni la réalité des transgressions assombrissant notre « oui » à suivre Jésus ; notre engagement s’exprime par une obéissance, une fidélité ; mais je crois à cet incompréhensible amour de Dieu et j’y vois la perle de la Parole aujourd’hui, parce qu’elle nous rappelle qu’avec le Christ, le Souffle de Bonté poursuit en nous, et avec nous, l’œuvre que le Père a entamée = en effet, « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle, la clé de voûte : c’est ça l’œuvre, la merveille du Seigneur ». Sa vigne s’est élargie à la dimension de l’univers : au-delà d’Israël et de l’Église : par sa mort, il s’est identifié à la vigne : « Je suis la vigne », dit-il, et nous sommes les sarments bien-aimés de ce cep dont nous goûtons le fruit dans l’Eucharistie : le sang du Christ et son corps pour nourrir et réjouir notre âme.

Et puis, nous poserons la question : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait » ?

Saint Paul donne quelques pistes pour réponse , en se donnant en exemple : « Mettez en pratique tout ce que vous avez appris, reçu, vu et entendu de moi »…

L’Église, aujourd’hui, célèbre la mémoire de François d’Assise, Saint-François ; alors je préfère l’attitude de communion qu’inspire sa prière si connue, demandant au Seigneur d’être instrument de paix, ferment d’amour, de pardon, de vérité, d’espérance, de joie.

Et quand nous élèverons la coupe du Salut, nous nous écrierons : « Loué soit le Seigneur » : ce sera la parole la plus belle, la plus essentielle : reconnaître que Dieu est Dieu, Le Vigneron = c’est Lui. Saint-François, encore lui, nous invite à la louange en mobilisant tout notre être …

Père, que tout ce qui est en moi bénisse ton saint nom.
Que mes mains te louent par leurs gestes,
que mes pas te louent par leurs chemins.

Que mes lèvres te bénissent à travers leurs chants,
que mes yeux te célèbrent en reflétant ta lumière, ta beauté.

Que mes oreilles te répondent en écoutant ta voix,
que ma mémoire te rende grâce en se souvenant des traces de ta Présence dans ma vie.

Que mon intelligence te loue en cherchant la Voie de ta sagesse,
que ma volonté t’honore en se faisant servante de la tienne.

Que mon cœur te loue en aimant de ton amour,
que ma force te loue en s’offrant à toi
Que mon corps te loue, demeure de ton Esprit,
que tout en moi te rende gloire.

(Saint-François)

Amen.

Homélie par la pasteure Béatrice Perregaux-Allisson pour le 24 septembre 2020

Homélie par la pasteure Béatrice Perregaux-Allisson pour le 24 septembre 2020

Lc 7, 11-17

Ciel plein d'oiseauxLe retour à la vie du fils de la veuve de Naïn est une particularité de l’évangile de Luc, sans parallèle dans les autres évangiles. Ce récit se situe dans la première partie de son oeuvre qui présente qui est Jésus : après les récits autour de l’enfance (chap 1-2), l’on trouve la préparation au ministère – avec Jean Baptiste, le précurseur (3) et le récit des tentations (4)- , puis les premières guérisons et les discours (dont le sermon dans la plaine).
L’origine, des actes et des paroles présentent le personnage : Tout se met en place pour qu’à la suite de notre récit à la question de Jean Baptiste « Es-tu celui qui vient ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus puisse dire : « allez répondre à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. » (Lc 7, 22)

Le récit d’aujourd’hui marque donc le point d’orgue de cette première partie de l’évangile, il condense la présentation de Jésus et sa bonne nouvelle.

Luc dans son évangile, on le sait, met à l’honneur les pauvres, les exclus : Luc montre comment l’évangile, la bonne nouvelle, non seulement s’adresse à eux en particulier, mais aussi comment ils en deviennent porteurs à leur tour : L’évangile s’adresse à eux – c’est par exemple l’annonce aux bergers la nuit de Noël, durant laquelle ils deviennent, à leur tour, porteurs de l’évangile – ce sont les bergers qui retournent en louant Dieu (Lc 2, 17-20). C’est encore ce que chante Marie dans son magnificat programmatique : « il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens » (Lc 1, 52s)

Dans notre texte aussi, nous avons une rencontre aux marges, en dehors de la ville avec une femme poussée dans l’exclusions par les circonstances de la vie : la mort de son mari d’abord, et celle maintenant de son fils, son unique.
Je vous propose de chercher ce que Luc transmet dans ce récit qui se passe sur un chemin où se rencontrent la vie et la mort, dans ce récit où Luc ne présente pas seulement une donnée supplémentaire du CV de Jésus, mais où il nous transmet la promesse existentielle que Jésus offre/ celle dont il est porteur/ celle qui peut devenir réalité pour nous, quel que soient les marges ou décalages dans lesquels nous soyons.

Pour approcher ce sens, je vous invite à porter notre attention aux personnages du récit : les foules, Jésus, le fils, la mère.

D’abord les foules : Vous y avez peut-être été attentives : « ses disciples et une grande foule » (11) font route avec Jésus, comme un cortège d’espoir et de vie[1]. Il rencontre « une foule considérable » qui accompagne une veuve à l’enterrement de son fils, un cortège funèbre : un cortège de vie rencontre un cortège de mort.

Ces deux foules forment l’arrière-fond des rencontres entre Jésus, le fils et la mère. Ces deux foules ne jouent pas de rôle actif dans le cœur du récit, mais présentes en coulisses, elles en rappellent l’enjeu : il en va de vie et de mort.
A la fin du récit, les deux foules n’en formeront plus qu’une : « Tous furent saisis de crainte et rendaient gloire à Dieu en disant (…) « Dieu a visité son peuple » (16).

A la fin du récit, le cortège de vie et le cortège de mort n’en font plus qu’un ; l’un n’a pas effacé l’autre, comme s’il n’y aurait plus jamais de décès, ni d’adieux, ni de souffrances. Mais comme deux foules qui se mélangent, la vie est désormais présente dans la souffrance. L’inéluctable de la mort a des failles. L’espoir peut désormais être associé à la mort : même dans les situations de désespoir, hors de l’habituel, hors de la ville, une promesse s’est réalisée : « Dieu a visité son peuple » – c’est ce que chantent les deux foules.
Désormais, indique Luc, la vie de Dieu peut se mêler à la mort et la souffrance. Dieu distille la saveur de sa présence jusque dans ce que nous repoussons aux marges et qui a odeur de mort.
Dieu a visité son peuple – c’est ce que chantait déjà Zacharie en ouverture de l’évangile (Lc 1,68).

***

Jésus : Pour être précise, la foule ne disait pas seulement « Dieu a visité son peuple, mais disait « un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple ». Un grand prophète – voilà qui dit une identité du Seigneur. Notre récit fait écho au récit de la veuve de Sarepta où le prophète Elie permet que la vie revienne au fils unique de la veuve (1 R 17, 17s).
On attendait le retour d’Elie pour la fin des temps. Ici, nous dit Luc, il y a même encore plus qu’Elie ; il y a encore plus que la fin des temps, la même urgence.
« Un grand prophète s’est levé parmi nous » – A lire ces mots après Pâques, les lecteurs de Luc, comme nous, n’entendons pas seulement l’arrivée de Jésus sur terre ; nous entendons aussi, déjà, la résurrection. « il s’est levé parmi nous » – « il s’est levé » c’est exactement le même verbe à la même forme qui décrit la résurrection en Lc 24, 6 dans la bouche de l’ange : « il n’est pas ici, il s’est levé » : Sur notre terre, parmi nous, dans notre quotidien, Jésus Christ, grand prophète, s’est levé ; Le Ressuscité, ferment de vie, est parmi nous.

***

« il s’est levé parmi nous » – C’est ainsi que la foule rend gloire à Dieu à la fin du récit. Comme un ruisseau qui fait son chemin, entrainant plus loin l’eau de la source, la force de vie du Christ atteint le fils, troisième personnage du récit.
« Lève-toi », lui dit Jésus. « Réveille-toi » traduit la TOB, mais il s’agit du même verbe que pour le prophète qui s’est levé, le même verbe qu’utilise l’ange pour la résurrection. « Jeune homme, lève-toi » « jeune homme, ressuscite ! »- même verbe, même portée: « il s’assit et se mit à parler ».
Il est assis, il n’est pas encore debout, mais le mouvement vers la verticale est amorcé. « Et ils se mit à parler » le verbe pour parler (lalein) est utilisé pour des sons inarticulés ou mal articulés, on l’utilise aussi pour le babillage des jeunes enfants : comme si un nouveau langage était à apprendre. Ou comme si on assistait à une nouvelle naissance :
La naissance d’un sujet : avant qu’il ne se lève (s’asseye, se mette à parler), le jeune homme n’était dans le récit qu’un objet, déterminé par les autres, « fils de ‘», « porté par ‘ ». Même le terme pour désigner son état de mort était un passif : celui qui a été « rendu mort » tednèkôs.
Un lien très, trop ?, étroit le lie à sa mère qui est veuve : « unique fils de sa mère à lui » dit littéralement le texte. A-t-il dû prendre la place du mari et du fils qui porte tous les espoirs, à s’effacer pour répondre aux attentes et responsabilités ?

Quand Jésus s’adresse à lui, il le rend sujet ; le Seigneur lui donne une identité propre, indépendante des autres. Il lui dit : « jeune homme » ; non pas « fils de », mais « jeune homme ». En l’appelant « jeune homme », il lui donne une identité indépendamment de ses liens familiaux. En l’interpellant ainsi, Jésus l’invite à grandir, à devenir quelqu’un.
Et comme s’il fallait insister sur ce point, il dit, « c’est à toi que je parle » (la TOB a traduit par « je te l’ordonne », mais littéralement, c’est bien « jeune homme, à toi je parle »). Jésus insiste pour réveiller ce jeune homme ; il s’adresse à lui, comme sujet : « lève-toi / ressuscite/ renais ». Jésus rend le jeune homme acteur, sujet de sa propre vie.

« Par son appel impératif et public, Jésus lui donne la stature d’homme libre qu’il lui révèle et l’élan pour sa vie à construire. » dira Françoise Dolto[2]

« Et Jésus le donne à sa mère » – la TOB a traduit « le rendit », mais le verbe est simplement « donner », il « le donne » comme un personnage distinct à sa mère. Avec « rendit » on pourrait croire que tout est rétabli, comme avant, mais le texte dit « donne » – un don, comme la possibilité d’un nouveau commencement, d’une nouvelle façon de vivre.

La description du mouvement du jeune homme « il s’assit » (plutôt que il se leva -directement) ; comme aussi le terme du babillage « il se mit à parler » comme s’il devait réapprendre le langage – nous rappelle que renaître après une vie déterminée par les autres, se lever en gardant le Christ comme premier vis-à-vis, ne se fait pas en une fois, mais peut avoir besoin d’étapes.

Et dans l’exclamation de la foule « un grand prophète s’est levé », ne peut-on pas aussi entendre que ce jeune homme à qui Jésus dit « Lève-toi » sera à son tour, prophète qui s’est levé, à la suite de son maître ?

***

Le dernier personnage est la mère. Elle est sortie de la Villa pour enterrer son fils, son unique. Elle est veuve, elle n’a plus de descendance. Autant dire qu’elle enterre son avenir.
Une femme veuve sans enfants n’avait plus de représentant légal, plus de personne responsable pour elle, plus de statut dans la société d’alors.
Même si aujourd’hui, une grande foule l’accompagne, elle est en train de sombrer dans la marginalité. Elle qui a encore un rôle aujourd’hui, demain ne sera qu’une pauvre parmi d’autres exclus. Et pourtant le texte lui fait beaucoup de place…

Elle, là où elle en est, émeut Jésus « il fut pris de compassion ». Tout ce qui se passe dans la suite du récit pour elle, nait dans l’émotion du Seigneur[3]. Il est pris aux entrailles, comme le Bon Samaritain ou le Père du fils prodigue[4].

« Elle enterre son avenir », disais-je. En écho à une approche psycho-anthropologique[5] du texte, on peut dire qu’elle renonce à ce qui la rend vivante, elle renonce à son désir de vie profond. Elle n’est plus que comme une housse qui agit, une « morte vivante ».

Les commentateurs en effet s’étonnent depuis longtemps du cercueil « soros » qui apparait dans ce texte. En effet, les juifs enterrent leurs morts dans un linceul, alors pourquoi un cercueil ? Il existe un mot pour dire « grabat » ou « civière », un mot qu’on utilise ailleurs dans les évangiles. Et il serait logique d’utiliser une civière pour porter le mort, mais c’est un autre terme utilisé ici et il n’apparaît qu’ici dans tout le nouveau testament.
Habituellement « soros » est bien un cercueil ou une urne funéraire. Alors pourquoi ce terme ? Marie-Laure Veyron-Maillet relève que le même mot chez Aristophane[6] désigne une vieille femme, décrépite.
Tout en jouant avec le contexte de mort qui renvoie à l’urne funéraire, le texte serait alors à traduire : « En la voyant, le Seigneur fut pris de pitié pour elle et il lui dit : « ne pleure plus ». Il s’avança et toucha la vieille femme ; ceux qui la soutenaient s’arrêtèrent. »

Pour poursuivre dans cette lecture, on pourrait dire que cette femme n’est pas seulement la victime des circonstances, intérieurement, elle y a consenti. Elle a éteint son envie de vivre ; elle a coupé avec son désir, ses talents ; elle est un cercueil vivant.

Jésus la voyant est « ému aux entrailles » pour elle ; il en est tout retourné. Et c’est dire ! Emu aux entrailles, ému dans l’utérus, – le siège de la vie – : la voyant dans cet état, il est touché à vif.
Compatissant au même endroit corporel que la femme qui enterre son enfant et son avenir, il s’approche, il lui parle, il la touche.
C’est un toucher qui a soif d’être en lien : c’est le même verbe qui dit l’espoir de la femme aux pertes de sang quand elle touche le vêtement de Jésus en espérant que sa force la guérira – une intensité d’attente, d’espoir, de lien (Lc 8, 44.46)

C’est avec cette intensité que Jésus s’approche de la femme.

Et il lui fait don de l’avenir qu’elle enterrait ; il l’invite à renouer avec son avenir, son désir de vie à elle, il l’invite à la vie dans ce lien avec lui, le Ressuscité.

***

Que devient la mère ?
Que devient le fils ?
Luc ne nous le raconte pas.
La fin de la première partie de son évangile culmine dans cette histoire. Dieu a visité son peuple, ému de compassion, posant des gestes de guérison, prêchant des paroles qui bousculent, il invite à une vie nouvelle de sujets debout, en lien avec lui.

Que devient la mère ?
Que devient le fils ?
Luc ne nous le raconte pas. La fin est ouverte.
Mais ce qui s’est passé, la parole, l’histoire, cette chose (17) s’est transmise / répandue dans toute la Judée et au-delà
jusqu’à nous
Et la question est peut-être plutôt :
« que devenons-nous ? »

Amen

 

 

 

[1] Jésus vient de guérir l’esclave du centurion

[2] Françoise Dolto, L’Evangile au risque de la psychanalyse, Seuil 1980, pp.73-116, citation p. 87 cité dans ETR 82 (2007/2) Marie-Laure Veyron-Maillet (cf infra), p.189

[3] Un commentateur se demande si cette compassion n’est pas si forte chez Jésus, parce qu’il y entend aussi la peine à venir de Marie, sa mère, à Vendredi Saint.

[4] Les deux seuls autres occurrences de ce terme dans l’évangile de Lc (10,33 et 15,20)

[5] ETR 82 (2007/2) Marie-Laure Veyron-Maillet « Polysémie d’un texte. Analyse narrative et psycho-anthropologique de Luc 7, 11-17 »

[6] Aristophane, Les Guêpes, v. 1365

Homélie par le pasteur Claude Fuchs pour le 20 septembre 2020

Homélie par le pasteur Claude Fuchs pour le 20 septembre 2020

La justice des plus forts et la justice de l’amour

Matthieu 20, 1-16

Dans une de mes classes à l’école secondaire j’ai une fois introduit cette parabole « des ouvriers de la onzième heure » par un petit concours biblique. J’ai formé plusieurs groupes de trois élèves en leur disant : « Le groupe qui le premier aura trouvé le nom des douze apôtres aura une plaque de chocolat. » Après quelques minutes de recherche, le premier groupe m’a présenté le résultat correct et a solennellement reçu son chocolat. J’ai ensuite sorti de ma serviette d’autres plaques de chocolat, et j’en ai donné une à chaque groupe. Aussitôt, évidemment, les protestations ont fusé de la part des vainqueurs : « Non, mais alors ça c’est injuste ! Nous on a travaillé vite et les autres moins vite ou même pas du tout ! » Et voilà que nous étions en plein dans une discussion très animée et émotionnelle sur ce qui est juste et sur ce qui ne l’est pas.

Nous avons bientôt compris qu’il existe deux sortes de justice : la justice des plus forts et la justice de l’amour. La justice des plus forts est celle dont nous avons l’habitude et que nous connaissons par exemple dans le monde de l’économie ou du sport. Les plus forts ramassent les bons salaires et les bonifications, les médailles et les diplômes. Les autres se partagent le reste. Cette forme de justice a l’avantage de nous inciter à donner le meilleur de nous-mêmes. Elle a pour conséquence d’encourager la productivité et d’augmenter le produit national brut.

Mais elle a aussi son prix. Sans correctif, elle augmentera continuellement la distance entre les plus forts et les moins doués, entre les vainqueurs et les autres, entre les riches et les pauvres. Les plus forts ont les moyens de réinvestir leurs surplus, tandis que les autres devront voir comment nouer les deux bouts à la fin du mois. Il suffit d’annoncer la fusion possible de deux grandes entreprises et voilà que certains spéculateurs bien informés auront gagné quelques millions de plus, alors que des centaines d’employés auront à craindre pour leur travail et que de nombreuses petites entreprises soient acculées à la faillite. A l’autre bout de l’échelle, les mères célibataires par exemple n’ont que peu de chances de pouvoir mettre quelque chose de côté, puisqu’elles investissent une grande partie de leur temps et de leurs forces pour leurs enfants plutôt que dans un travail bien rémunéré à plein temps. Les spéculateurs ont-ils vraiment plus de mérites que ces mères ? Ont-ils vraiment mieux travaillé ? En y regardant de plus près, il n’est donc pas si sûr que les plus forts soient vraiment toujours les plus méritants ?

Il faut donc que cette forme de justice soit contrebalancée par une autre forme : la justice de l’amour. Cette justice-là fonctionne un peu à la manière d’une mère. Une mère ne donne pas son amour et ne prodigue pas ses soins qu’aux plus méritants de ses enfants. Elle s’efforce d’aimer chacun et de donner à chacun ce dont il a besoin : aux intelligents comme à ceux qui le sont moins, à ceux qui sont en bonne santé comme aux maladifs, à ceux qui sont sages et dociles comme à ceux qui se montrent rebelles et difficiles, à ceux qui font de bonnes notes à l’école comme aux moins doués. Souvent ce sont même les plus difficiles parmi ses enfants qui lui tiennent le plus à cœur. Et c’est bien ainsi, car ce sont eux qui ont le plus besoin d’elle dans notre monde si impitoyable de la concurrence et de la performance.

Par cette parabole « des ouvriers de la onzième heure », Jésus tient à nous montrer non seulement qu’il n’est jamais trop tard pour revenir à lui. Il veut surtout nous montrer que la justice de Dieu est clairement de ce second type. Telle a d’ailleurs également été l’attitude pratique de Jésus : lui qui guérissait les malades et se tenait du côté des discriminés, alors que ses relations avec les puissants et les « vainqueurs » étaient souvent tendues. En tout cela Jésus s’est bien avéré le fils de ce Dieu « qui fait lever      son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt. 5,45).

Nous sommes aujourd’hui le jour du Jeûne Fédéral. Après la guerre du Sonderbund en 1848, le parlement fédéral a demandé aux Eglises de notre pays d’instituer une journée de prière et de réflexion pour contribuer à la réconciliation entre les cantons et les confessions. Et c’est depuis que nous connaissons cette journée. Alors qu’en est-il aujourd’hui de l’équilibre entre ces deux formes de justice dans notre pays ? Le préambule de notre constitution énumère les principales valeurs que notre pays entend défendre. Il considère entre autres «…que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.» Notre pays reconnaît donc que ce que nous avons appelé la justice de l’amour – on pourrait peut-être aussi parler de solidarité – fait partie des buts à constamment garder en vue dans les décisions de nos autorités. De cette solidarité, on en a beaucoup parlé dans cette période du corona. Allons-nous en demeurer conscients dans la pratique de tous les jours ? Telle est la question que je voudrais nous poser en cette journée ainsi qu’en vue de nos prières et des votations qui nous attendent.
Amen.

Homélie par le pasteur Hans-Christoph Askani pour le 17 septembre 2020

Homélie par le pasteur Hans-Christoph Askani pour le 17 septembre 2020

Frères et sœurs,

I.

J’ai toujours un peu peur si je tombe pour une prédication sur un texte du Nouveau Testament où les Pharisiens jouent un rôle.
Pourquoi ?
Parce que je crains que je sois moi-même « les Pharisiens » ou un parmi eux.
Comment ça ? Qui sont les Pharisiens ? Pour le dire en un mot « ceux qui ont raison », ceux qui croient toujours avoir raison, et qui – parce qu’ils ont raison – se sentent supérieurs aux autres.
– N ’est-ce pas exactement cela qui nous arrive quand nous entendons un de ces récits qui parlent d’une rencontre entre Jésus et les Pharisiens : ils ont tort, et Jésus et nous avons raison.
Et n’est-il pas étonnant de voir comment les choses s’inversent ?! D’abord, aux temps de Jésus, les Pharisiens se sentaient supérieurs, et aujourd’hui –– c’est nous.
Comme s’il n’était pas si facile d’échapper à l’envie de la supériorité !

Notre image de Pharisiens est marquée par une reproche : ils sont de gens corrects, mais surtout il sont mesquins. Il s’intéressent à la lettre de la Loi, mais il n’ont pas la liberté intérieure de s’intéresser à l’esprit de ce qui est dit et prescrit.
Regardons pour un moment les deux scènes de rencontre entre eux et Jésus. Le sujet de la dispute et le sabbat. Les disciples de Jésus ont faim, n’auraient-ils pas le droit de manger quelques épis (un repas assez modeste quand même !) ? Un paralysé est dans la synagogue, qui n’aurait pas pitié de lui ? Et qui aurait la capacité de le guérir ne le ferait pas « Sabbat hin oder her », comme on dit en allemand ?
Tout cela est tellement évident. Un peu trop évident peut-être…

 

II.

Le sabbat contre une attitude humaine, notre choix est vite fait. Mais avons-nous compris l’enjeu ? Avons-nous compris ce que cela signifie « le sabbat » ? Durant ma vie académique et personnelle j’ai passé beaucoup d’années à étudier le christianisme (bien sûr, j’ai été professeur de théologie protestante), mais aussi le judaïsme. Après tant d’années d’études, si je pense à mes amis juifs, je les envie d’une chose : le sabbat. Le sabbat est le plus grand cadeau que la religion juive ait fait à l’humanité. Cadeau curieux d’ailleurs car nous ne célébrons pas le sabbat, mais du moins nous pouvons ou nous pourrions deviner ce qu’il est. Il ? Non, elle ! « La reine shabbat. »

Pourquoi cette envie (Warum dieser « Neid » oder besser diese « Sehnsucht », cette nostalgie) ? À cause de cette ouverture incomparable qui se donne avec ce jour à part. Un jour à part, un jour qui n’est pas comme les autres. Tous les jours sont remplis de nos soucis, de notre travail, de nos préoccupations, de nous-mêmes (!), ce jour ne l’est pas. Il n’est rien d’autre que ce qu’il est. Il est jour de fête. Jour du Seigneur. Et en tant que « jour du Seigneur » il nous a été donné. (« Nous » – je parle comme un juif, « peu importe » – ce n’est pas possible autrement pour l’instant.)

Mais comment le saisir, comment le vivre, comment tenir ce cadeau dans nos mains, sans le détruire, et comment remplir ce jour si différent des autres sans l’assimiler à eux, à nous ?

D’où tous les efforts de les protéger. Protéger de qui ? De nous ! De notre volonté de toujours remplir de nos activités ce qui est ouvert et libre, de notre acharnement de toujours continuer, de ne pas admettre une interruption, car une interruption viendrait d’ailleurs et non pas de nous.

Tous les règlements si précis et si pénibles : ne pas travailler, ne pas faire la cuisine, faire quelques pas, mais pas trop…, tous ces règlements qui apparaissent [à nous qui n’en comprenons rien,] comme des restrictions exagérées, sont des aides de sauvegarder cet espace de liberté. Un espace où nous ne donnons pas, ne dominons pas, ne produisons pas, mais recevons tout simplement – pourvu que nous en soyons capables.

« La reine sabbat », elle est belle, elle est plus grande que nous, elle est généreuse, mais elle est fragile. Justement sa générosité est fragile, car nous ne sommes pas disposés à recevoir, « tout simplement recevoir ».

 

III.

Pourquoi Jésus porte-t-il atteint à cette fragilité si précieuse. Pour être franc, frères et sœurs, je ne le sais pas. Ses disciples auraient pu attendre le soir pour manger. Même le paralysé aurait pu être guéri quelques heures plus tard.

Peut-être que Jésus a voulu provoquer. Mais en vue de quoi ? A-t-il peut-être voulu indiquer qu’il y a une proximité encore plus grande que celle qui se symbolise en ce jour de liberté, compris comme don et comme présence de Dieu, une proximité encore plus grande – entre lui et son père.

Et comme les juifs peuvent participer à la proximité et à la liberté de Dieu en recevant et en vivant ce jour qui lui appartient, mais qui est donné à eux, nous pouvons participer à la proximité entre Jésus et son père, en faisant quoi ?

– Peut-être que dans notre foi, nous sommes inclus dans leur proximité.

En croyant qu’elle existe, qu’elle est là, qu’elle nous concerne ; en croyant que nous – pauvres hommes et femmes – sont inclus dans cette proximité qui lie Jésus à son Père, son Père à Jésus.

Amen

 

 

Homélie par le pasteur Hyonou Paik pour le 14 septembre 2020, fête de la Croix Vivifiante

Homélie par le pasteur Hyonou Paik pour le 14 septembre 2020, fête de la Croix Vivifiante

Jn 3,13-17

 

Jean 3, La Croix VivifianteJ’ai l’impression que beaucoup d’homélies commencent de la même façon. Il me semble qu’une des introductions les plus répandues à la prédication dans le monde entier est ceci : « Sœurs et frères, le texte d’aujourd’hui est difficile ». Il y a bien sûr plusieurs variations, par exemple : « L’évangile de ce jour nous choque », ou : « J’avoue que je suis un peu mal à l’aise avec ce qui est décrit dans notre récit biblique », ou encore : « Lorsque sœur P…… – c’est un moment privilégié où on entend régulièrement son nom durant l’eucharistie –, lorsqu’elle m’a téléphoné pour me donner les références bibliques de ce jour, je me suis dit “Oh là là” », etc. En tout les cas, celles et ceux qui commencent leur homélie de cette manière-là mettent en exergue les obstacles qui pourraient nous empêcher d’entendre la Bonne Nouvelle, et ils les écartent au fur et à mesure qu’ils avancent dans leurs commentaires et explications. Et dans la plupart des cas, tout finit bien, n’est-ce pas ?

Personnellement, je fais très rarement ce genre d’introduction pour une homélie, mais je le fais systématiquement pour moi-même tout au début de la préparation. Quand je commence à préparer un message, après une courte prière, je lis tranquillement le texte de l’évangile qui m’est donné. Puis, je note tout ce qui me vient spontanément à l’idée. Souvent, beaucoup de questions surgissent : des questions de compréhension sur le texte, des questions ou échos par rapport à ce que je vis dans mon existence en lien avec l’histoire, des questions d’admiration ou d’indignation concernant tel ou tel personnage du récit ou telle ou telle affirmation. Ensuite, après plusieurs étapes intermédiaires dont je vous épargne l’explication, juste avant de rédiger mon texte d’homélie, je reviens à mes toutes premières notes pour faire un petit bilan.

Or, il y a une dizaine de jour, après avoir lu l’évangile de ce soir en vue de la préparation de cette homélie, j’ai noté une seule phrase : « Etrange… je n’ai pas de question ». Je relis le texte, je cogite, je cherche… mais toujours aucune question, aucune remarque intéressante. Le texte me paraît limpide. Il dit que le Fils de l’homme incarné dans notre humanité annonce sa destinée : la crucifixion, la résurrection et l’ascension auprès de Dieu le Père. Je me suis bien rappelé que l’évangile selon Jean insiste tout particulièrement sur le fait que l’élévation du Christ passe par la mort. Sa gloire n’éclate pas seulement dans la résurrection, mais elle a déjà lieu sur la croix : le Crucifié est le Ressuscité. Contrairement aux attentes du peuple d’Israël à l’époque de Jésus, l’action salvatrice de Dieu survient finalement dans un espace inattendu, qui est le lieu de l’ignominie, de la souffrance et de la mort, sur un objet improbable qu’est la croix. Pour quelqu’un qui veut être chrétien, chrétienne, cette solidarité de Dieu envers sa création apparaît quelque chose de fondamental, autrement dit, un sujet familier voire évident. Comme beaucoup d’entre vous, j’ai appris à connaître par cœur ce verset : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point mais ait la vie éternelle ». Je n’avais pas envie de paraphraser ce verset 125 fois dans l’unique but de remplir le temps d’une homélie, même si ce serait déjà une excellente et fidèle homélie.

J’étais donc en train de ressasser mon unique note écrite : « Etrange… je n’ai pas de question », lorsque quelqu’un frappa sur la porte de mon bureau. Vous devinez qui ? C’était mon épouse. J’ai saisi l’occasion. Je lui ai lu à haute voix l’évangile de ce soir, puis je lui ai demandé quelles questions ou échos le texte lui avait provoqués. Elle sourit un moment, rougit légèrement, et me dit : « Eh bien… rien ». Nous étions d’accord. Puis elle a ajouté : « Tu sais, ce genre de texte, je me demande parfois comment il résonnerait chez moi si je n’avais jamais entendu des paroles semblables ». Là aussi, nous étions d’accord.

Assurément, l’idée d’un Dieu qui se donne à la mort pour manifester sa gloire est au fond insolite. Plus spécifiquement, pour parler de la fête d’aujourd’hui, nous savons que l’expression « croix vivifiante » ou « croix glorieuse » est un oxymore. Comment peut-on associer ces réalités contradictoires, d’un côté l’instrument ignoble de torture et de mort, et de l’autre la notion de la vie ou de la gloire ? C’est comme parler d’étranglement bienfaisant, de harcèlement profitable, ou de violence pacifique. Nous le savons bien, peut-être trop bien, et c’est pourquoi nous ne sommes pas bouleversés à l’écoute d’une parole comme « il faut que le Fils de l’homme soit élevé ». Ou bien peut-être le contraire : nous croyons savoir la vérité dont la croix et le tombeau vide témoignent, alors que nous sommes encore loin d’avoir compris sa profondeur, et c’est pourquoi notre existence, corps et âme, ne tressaille pas à l’écoute d’une parole comme « afin que quiconque croit ait, en lui, la vie éternelle ».

Hier matin, des enfants présents au culte sont sortis de l’église pour jouer un moment dans le jardin pendant le temps de la prédication – comme vous le savez, une homélie intéressante est souvent un oxymore pour les enfants. A la fin de ce temps d’intermède, une des enfants est revenue avec cette croix, et elle l’a posée allégrement au pied de la table de communion. A la fin du culte, je lui ai dit : « Nyna, – c’est son prénom –, c’est magnifique, ta croix. Pourquoi tu l’as fabriquée ? Pour toi, qu’est-ce que c’est la croix ? Je te pose la question parce que je réfléchis en ce moment sur la croix et j’ai besoin de ton aide. » Elle a regardé longuement la croix qu’elle avait fabriquée, puis elle m’a dit : « Je ne sais pas. » J’ai été touché par son innocence. Elle m’a donné la croix, en me disant : « Tiens, elle va t’aider à réfléchir. »

Je ne suis qu’au début de cette réflexion longue et ardue, mais pour l’instant je me dis : avoir ou ne pas avoir des questions intéressantes, telle n’est pas la question. La seule chose qui compte, c’est de savoir si je crois ou pas en celui que désigne cette croix. En effet, si la foi consiste à être en relation vivante, c’est-à-dire que le Christ demeure en moi, moi en lui, seule la foi pourra faire vibrer une harmonie d’espérance. A travers la joie et la souffrance, la vie et la mort, la promesse et la réalité douloureuse, la croix me dévoile l’amour de Dieu tout aussi bien qu’elle me le cache. Seule la foi me permettra d’oser écarter ce voile dressé au nom de l’évidence, sous l’apparence d’une fausse clarté, afin que je voie la vie imprimée sur cette croix, la vie en Dieu, la vie éternelle. C’est pourquoi une des prières les plus sincères devant la croix serait sans doute celle-ci : « Je crois, Seigneur ; viens au secours de mon manque de foi ! »