PREDICATION DE MATTHIEU 19, 1-12 ET JACQUES 3 POUR L’EUCHARISTIE

Sœurs et frères,

L’Evangile de ce soir, comme l’épître qui l’accompagne, contiennent une dimension de radicalité. Radicalité dans deux domaines de la vie : comment se conduire lorsque l’on prend un conjoint, et comment se conduire lorsque l’on prend la parole. Deux domaines sensibles, où se jouent le rapport à l’autre, tel que voulu par Dieu, pour le meilleur comme pour le pire.  

La vie prévue pour les couples dans le projet créateur de Dieu devait et devrait être source de bénédiction, – une bénédiction incarnée dans des liens à la fois corporels et spirituels, davantage que dans des liens juridiques et moraux. Seulement voilà. Cette belle et bonne vie conjugale telle que prévue par le Créateur comme une source de bénédiction, cette vie tourne hélas parfois, souvent, trop souvent en malheur. A noter que c’est la première fois que je commente cet Evangile en dehors des célébrations de mariage, où il est suggéré aux couples.  

Le miroir que nous tend l’Evangile est celui-ci : comment ce lieu de vie si prometteur qu’est le couple, – ici le mariage, – peut-il tourner en un véritable désert, quand ce n’est pas en un véritable enfer, portant, à la fois ou successivement, de bons et de mauvais fruits. Et parmi ces fruits amers, la mort de l’amour, la mort de cette entité que pouvait être le couple, cette entité qu’avait été peut-être le couple : « Ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » Ambivalence d’une création voulue différente par Dieu au commencement. Et comment se conformer à ce commencement, quand il faut tout recommencer sur un échec ? 

Le miroir radical que nous tend l’épître est celui-ci : comment cette capacité humaine si prometteuse qu’est la parole, ici la langue, peut-elle allumer un incendie de forêt aux conséquences désastreuses non seulement chez la sœur ou le frère en religion, le frère ou la sœur en humanité, mais encore sur un plan cosmique ?!

Comment une seule et même source, la bouche, et la langue qu’elle contient sans la maîtriser, saurait-elle produire du doux et de l’amer, prononcer, donc provoquer, de la bénédiction et de la malédiction ? Ambivalence encore.

La parole peut-être au service de la destruction, autant sinon davantage, que de la construction. Et ici encore, comme dans l’Evangile, même si c’est différemment, la toile de fond est celle d’un pessimisme anthropologique très marqué. A l’écoute d l’Evangile, je pourrais me dire : ne te marie pas.

A l’écoute de l’épître de Jacques, je pourrais me dire : tais-toi, car tôt ou tard ta parole va blesser l’autre, ne serait-ce que par insinuation. Mais ce n’est pas ce que demande l’épître. L’exhortation de Jacques ne débouche pas sur un appel à l’amputation de la langue, mais sur son possible contrôle.

Pourvu que ce soit au service d’une sagesse d’en haut, non animale, non polluée de rivalités et de jalousies, mais animée de pureté, de paix, de douceur, de conciliation, de pitié, de justice, et surtout, surtout, une sagesse qui se vérifie dans une conduite. Et cette conduite a pour noms, moins piégés que les œuvres : un comportement, une attitude, une posture.

Le passage de l’épître de Jacques, dans sa radicalité, ouvre un passage lumineux à une vie sanctifiée, j’ose le mot. A la suite de Simone Pacot, et avec elle, je puis affirmer ceci : « La Parole pousse vers la vie, même si elle est exigeante et vigoureuse, (même) si elle demande de quitter ce à quoi nous nous accrochons et qui fait mal. Elle relie, elle ne divise pas. Si elle oriente vers certaines séparations nécessaires, c’est pour un amour plus juste, mieux situé. Elle éclaire nos contradictions. »

Et qu’en est-il du passage de l’Evangile selon saint Matthieu ? En est-il aussi ainsi ? Est-il capable de sanctification, davantage que de sanctions ? Oui, je le crois. Pour autant que nous lisions, pour autant que nous écoutions et intégrions cette parole du Christ, non pas, non plus, non point d’abord comme des paroles de codification, mais comme des paroles d’édification.

Car enfin, que n’a-t-on pas codifié dans nos sociétés civiles, longtemps influencées par l’enseignement des Eglises. A commencer par cette société israélite du temps du Deutéronome, suivie de cette société juive ou judéenne du temps du ministère terrestre de Jésus, pour continuer sur des siècles, deux millénaires d’histoire de l’Eglise codifiant, entre pastorale et discipline, la vie conjugale des fidèles.

A noter que du Deutéronome attribué à Moïse par les Pharisiens aux plus récents commentaires que j’ai pu lire de cet Evangile, ce sont des hommes, encore des hommes, et toujours des hommes qui débattent et commentent une affaire dont on ne connaît pas beaucoup l’avis de l’autre moitié de l’humanité concernée, à savoir les femmes. En revanche, la comparaison des Evangiles marque déjà une évolution entre une position radicale excluant absolument le divorce et l’intégration d’un possibilité d’y recourir. Dans l’Evangile de Marc, le plus ancien, c’est un non absolu.

L’enseignement du Christ chez Matthieu introduit une exception dont Marc ne faisait aucun cas : en cas d’union illégale, c’est envisageable. Quoi d’étonnant alors que les Eglises soient en travail de réinterprétation constant, exigeant pour elles, entre une radicalité salutaire, telle que décrite par une Simone Pacot, et une exclusion mortifère, telle que vécue et subie par tant de couples, et en particulier par tant de femmes, dans certaines Eglises. Et l’on sait toute la palette qui peut exister entre les théologies du mariage qu’elles, les Eglises, professent et qu’elles appliquent, lorsqu’elles en professent et en appliquent une…

La radicalité de l’enseignement de Jésus est étonnante, placée qu’elle est, dans notre Evangile, entre un enseignement sur le pardon jusqu’à 70 fois 7 fois et une bénédiction de ces exclus qui ont pour nom les enfants. Je ne peux pas ne pas lire, dans ce qu’il a voulu dire aux Pharisiens, un appel à protéger les femmes, plutôt qu’à les accabler.

Dans les lignes et entre les lignes d’une polémique rabbinique de l’époque, entre libéraux et conservateurs, je lis ceci dans la controverse de Jésus : cessez de marchander la répudiation de vos épouses. Et si vous vous appuyez sur la Loi de Moïse, ce n’est qu’en raison de votre dureté. Vos femmes sont, tout comme vous, créées à l’image et ressemblance de Dieu. Lisez donc le premier chapitre de la Genèse. C’est dans un « ensemble », à égalité de dignité et de divinité, que vous étiez, au commencement, appelés à former cette entité unique et irréductible qui a pour nom le couple. Irréductible, oui, avant d’avoir été déclaré par l’Eglise d’indissoluble.

Pour moi, sœurs et frères, les mots « au commencement » sont de la plus grande importance pour commenter cette parole du Christ. Ils ont tout leur poids. Soit il faut les entendre, avec toute la tradition, comme un nouvel impératif impliquant l’indissolubilité absolue du mariage. Soit, et c’est ma lecture de pasteur pourtant marié et toujours heureux de l’être, un commencement que l’on ne saurait imposer à autrui comme un absolu dans une vie où la conjugalité est gravement blessée.

Après ce commencement de Genèse 1, certes toujours prometteur, n’y a-t-il pas eu cet autre commencement tissé de malentendus et de ruptures depuis le 3ème chapitre de la Genèse ? Et l’on pourrait relire ici Genèse 3 à la lumière de Jacques 3. Comment la parole s’est-elle donc infiltrée comme puissance de doute et de destruction. Mais on n’a pas le temps ce soir…

Les disciples de Jésus ne s’y sont pas trompés, lorsqu’ils affirment à leur Maître, en dehors des micros des Pharisiens, que, s’il en est ainsi, eh bien l’homme a tout avantage à ne pas se marier. A quoi j’ajoute, ce soir, au nom de la moitié de l’Eglise et de l’humanité : et la femme non plus. A chacun et à chacun son chemin, et même davantage, sa vocation.

Il est urgent, sœurs et frères, urgent d’entendre encore une fois, avec le Christ, le projet de Dieu pour l’homme et pour la femme, que ce soit ensemble, ou séparément, et même sous la forme d’autres conjugalités. Ce projet est fondé dans une volonté divine créatrice initiale, non légaliste, mais ce projet s’inscrit dans une création blessée, où les blessés ne sont pas condamnés, mais toujours appelés à un recommencement.

Au nom de ce qui vient et que le Christ appelle ici le Royaume des cieux. Un Royaume capable de nouveauté, ici et maintenant, et pas seulement pour ceux que l’Evangile nomme les eunuques par nature, par accident ou par choix. Pour chacune et pour chacun. Quel que soit son état en ce monde. Dans le sens de ce qu’écrivait Jean Cocteau : « Le poète se souvient de l’avenir ». Le poète se souvient … de l’à venir.

Seigneur Jésus, nous venons à toi à cette Eucharistie et nous souvenons avec toi de l’avenir que tu ne cesses de nous donner, par-delà nos fidélités et nos ruptures d’alliance passées ou présentes, appelés que nous sommes à être sanctifiés aujourd’hui, vers un demain.

Amen