Gn 12, 1-9 ; 1 Co 13 ; Lc 18, 31-43.

En ces temps troublés où les nuages s’amoncellent, une question semble légitime, celle de savoir ce qui restera en dernier ressort de tout ce bruit et cette fureur du monde, alors que tant de craintes et d’angoisses minent tout espoir et sapent toute espérance. La seule réponse qui paraît s’imposer, c’est RIEN. Il ne restera rien. Pourtant l’incroyable et seule vraie réponse qui s’offre à nous ce matin est la suivante : une seule chose restera, l’amour. Tout le reste passe et passera. L’apôtre Paul ne tergiverse pas à ce sujet, il ne se fait aucune illusion : tout disparaîtra à l’exception de l’amour.
Cette affirmation est formidable à entendre dans le contexte actuel et paraît en même tps d’une naïveté sans pareille au regard de la souffrance qui monte de la création toute entière due au réchauffe-ment climatique, ou à la suite des morts innombrables de civils ou de militaires que sèment les guerres ou à l’anxiété qui de-vient contagieuse ou encore du cynisme qui habitent certains grands de la politique ou de l’économie.
Autant relever que devant une telle affirmation – tout disparaîtra à l’exception de l’amour -, je revêts les traits de l’aveugle dont parle Luc, car je suis incapable de voir et de considérer la force et la puissance et l’éternité de l’amour. J’en parle bien sûr, mais est-ce que je crois vraiment que l’amour… ? Et si j’y croyais véritablement, est-ce que l’amour n’infuserait pas tout mon être et mon agir ? Je parle souvent de l’amour, mais j’en fais quelque chose d’idéal et de lointain, sans en rendre témoignage, ou si peu. J’envie et pense aux gens imprégnés d’amour comme l’aveugle songe aux voyants, tout en se disant qu’il n’a pas cette chance. Seulement ici, l’aveugle, c’est moi qui dois voir mes yeux se déciller. C’est moi qui dois impérativement recouvrer la vue et ne plus me laisser prendre ni envahir par l’état mortifère et déprimant du monde alentour.
Oui, ce cri de l’aveugle, c’est avant tout le mien, tant je reconnais ma cécité devant la force, la puissance et l’éternité de l’amour. Pourquoi cela ? Parce que j’en ai fait de la guimauve et permis qu’on le confonde avec de bons sentiments. Mais si tel était le cas, Paul n’écrirait en ouverture de sa réflexion : Je pourrais transmettre des messages reçus de la part de Dieu, posséder toute la connaissance et comprendre tous les mystères, je pourrais avoir la foi capable de déplacer des montagnes, si je n’ai pas d’amour, je ne suis rien ! Vous avez bien entendu RIEN ! Voilà qui réfute sans appel l’ensemble des définitions pour lesquels l’amour se joue d’abord dans les sentiments, le dévouement et le sacrifice, dans la solidarité et la fraternité, le service et l’action. Tout ce qu’on désigne effectivement par amour peut en être dénué, non parce qu’il y aurait une petite part d’égoïsme dans tout cela, mais parce que l’amour est tout autre chose que ce que nous entendons habituellement. Il n’est pas non plus dans la relation bienveillante de pers à pers, ni dans l’intérêt qu’on porte aux individus. Non. Ce dont parle Paul dans sa lettre, c’est de quelque chose de beaucoup plus radical que de la gentilles-se, de la sympathie ou du bisousnours organisé, voire institutionnalisé.
Une fois de plus, l’Ecriture bi bouleverse, voire renverse nos conceptions, dans lesquelles on oppose amour et vérité, comme si la seconde était objective, impersonnelle à l’inverse de l’amour qui ne serait que subjectivité. Alors que Paul rappelle précisément que l’amour met sa joie dans la vérité. Un amour qui n’embrasserait que le domaine personnel et abandonnerait le domaine objectif, un tel amour ne serait pas celui auquel Paul veut rendre attentif.
Une conviction forte, inspirée et sans appel, sous-tend sa réflexion : Dieu est amour. Dieu lui-même, et non pas tel comportement, tel sentiment, tel geste ou telle action. Aussi, seul celui qui connaît Dieu connaît l’amour. Ce n’est donc pas l’amour qui me fait connaître Dieu, mais l’inverse. C’est Dieu qui me révèle l’amour véritable, tant l’amour est d’abord son comportement et non le nôtre. Ce que toute l’Ecriture biblique ne cesse de rappeler.
L’amour divin est ainsi fondement, origine, de tout amour. L’amour désigne donc ce mouvement divin en faveur de l’ê hum et qui revêt un visage en Jésus. Aimer veut alors dire laisser transformer par Dieu son existence toute entière.
Aussi n’est-il pas étonnant que Paul énonce que l’amour dépasse la connaissance, toujours limitée, toujours en développement et à reprendre. Elle est partout ce qui ressemble à l’amour au sens où elle a aussi pour objet autrui. Elle qui veut saisir, comprendre et expliquer le monde, voire l’univers. Pourtant même si les con-naissances développées au cours des siècles sont immenses, force est de constater que l’horizon d’une terre apaisée où l’emporterait la fraternité humaine, cet horizon ne cesse de reculer. A la manière de la marée, l’horreur et le tragique reviennent encore et encore ronger les espoirs d’un monde où paix et justice s’embrasseraient. Et qu’on ne vienne pas me dire que tout cela arrive par méconnaissance ! Ce n’est pas vrai : l’être humain sait pertinemment ce qu’il fait lorsqu’il produit à outrance des tonnes de matériaux destinés à réduire en cendres et tuer, alors que tant d’hommes et de femmes continuent à croire que la violence est extérieure à eux, que ce sont eux, là-bas, qui en sont habités, et eux, là-bas, seulement. Autant dire que tous les savoirs accumulés, toutes ces connaissances engrangées n’y changent rien ou si peu. Je ne les dénigre pas, tant il en est qui élèvent, apaisent et guérissent, mais je souligne avec Paul qu’à l’inverse de l’amour, bien des savoirs ne portent pas en eux la vie, ou tout du moins ces savoirs n’instaurent ni paix, ni équité, ni fraternité durables.
Interrogé, troublé et déplacé par la réflexion de Paul et me souvenant du récit relatif à un aveugle, je réalise que pas de doute, l’aveugle, c’est moi, c’est vous, c’est nous qui voulons crier Seigneur, que je retrouve la vue. Crier pour enfin sortir du piège de la connaissance qui bâtirait la paix et des espoirs toujours déçus. Donne-moi de discerner ta présence et ne jamais perdre de vue que seul l’amour ne disparaîtra jamais.
Mais Paul ne se contente pas de dénoncer le caractère limité de la connaissance, il écarte tout autant les prophéties qui ne seront plus d’actualité, alors même que les médias en sont friands. Rendez-vous cpte, même la foi et l’espérance sont considérées comme inférieures à l’amour. Pour-quoi ? Parce que la foi confondue avec un doctrine qui sépare ou exclut ou la prophétie avec une connaissance de l’avenir ne veulent que développer le contrôle des autres et du monde.
Alors si seul l’amour est aussi fort et vrai que le souligne Paul et qu’il a faculté de ne jamais disparaître, alors oui, je crie à l’instar de l’aveugle Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! Seigneur, que je retrouve la vue !
Que je cesse de croire que l’amour n’est qu’un idéal qui ne sert finalement à rien sur le plan global…
Que je cesse de croire que l’amour dépend d’abord de moi, de mon ouverture, de ma bonne volonté…
Que je cesse de croire tout ce qui renforce mon aveuglement et augmente ma cécité à l’action de Dieu, à la promesse de Dieu amour qui ne disparaîtra jamais !
Oui Seigneur, que je retrouve la vue pour ne plus user à longueur de journée du mot amour, comme s’il m’habitait et dictait chaque instant de mon existence.
Que je retrouve la vue pour que Toi qui es amour vif en moi, et qu’ainsi toute rencontre s’éclaire.
Que je retrouve la vue pour que l’espérance, fondée en Toi amour qui ne peut disparaître, quelles que soient les exactions indicibles dont l’être humain est capable, pour que cette espérance nourrisse à nouveau le monde d’aujourd’hui.
Amen