Jn 3,13-17

 

Jean 3, La Croix VivifianteJ’ai l’impression que beaucoup d’homélies commencent de la même façon. Il me semble qu’une des introductions les plus répandues à la prédication dans le monde entier est ceci : « Sœurs et frères, le texte d’aujourd’hui est difficile ». Il y a bien sûr plusieurs variations, par exemple : « L’évangile de ce jour nous choque », ou : « J’avoue que je suis un peu mal à l’aise avec ce qui est décrit dans notre récit biblique », ou encore : « Lorsque sœur P…… – c’est un moment privilégié où on entend régulièrement son nom durant l’eucharistie –, lorsqu’elle m’a téléphoné pour me donner les références bibliques de ce jour, je me suis dit “Oh là là” », etc. En tout les cas, celles et ceux qui commencent leur homélie de cette manière-là mettent en exergue les obstacles qui pourraient nous empêcher d’entendre la Bonne Nouvelle, et ils les écartent au fur et à mesure qu’ils avancent dans leurs commentaires et explications. Et dans la plupart des cas, tout finit bien, n’est-ce pas ?

Personnellement, je fais très rarement ce genre d’introduction pour une homélie, mais je le fais systématiquement pour moi-même tout au début de la préparation. Quand je commence à préparer un message, après une courte prière, je lis tranquillement le texte de l’évangile qui m’est donné. Puis, je note tout ce qui me vient spontanément à l’idée. Souvent, beaucoup de questions surgissent : des questions de compréhension sur le texte, des questions ou échos par rapport à ce que je vis dans mon existence en lien avec l’histoire, des questions d’admiration ou d’indignation concernant tel ou tel personnage du récit ou telle ou telle affirmation. Ensuite, après plusieurs étapes intermédiaires dont je vous épargne l’explication, juste avant de rédiger mon texte d’homélie, je reviens à mes toutes premières notes pour faire un petit bilan.

Or, il y a une dizaine de jour, après avoir lu l’évangile de ce soir en vue de la préparation de cette homélie, j’ai noté une seule phrase : « Etrange… je n’ai pas de question ». Je relis le texte, je cogite, je cherche… mais toujours aucune question, aucune remarque intéressante. Le texte me paraît limpide. Il dit que le Fils de l’homme incarné dans notre humanité annonce sa destinée : la crucifixion, la résurrection et l’ascension auprès de Dieu le Père. Je me suis bien rappelé que l’évangile selon Jean insiste tout particulièrement sur le fait que l’élévation du Christ passe par la mort. Sa gloire n’éclate pas seulement dans la résurrection, mais elle a déjà lieu sur la croix : le Crucifié est le Ressuscité. Contrairement aux attentes du peuple d’Israël à l’époque de Jésus, l’action salvatrice de Dieu survient finalement dans un espace inattendu, qui est le lieu de l’ignominie, de la souffrance et de la mort, sur un objet improbable qu’est la croix. Pour quelqu’un qui veut être chrétien, chrétienne, cette solidarité de Dieu envers sa création apparaît quelque chose de fondamental, autrement dit, un sujet familier voire évident. Comme beaucoup d’entre vous, j’ai appris à connaître par cœur ce verset : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point mais ait la vie éternelle ». Je n’avais pas envie de paraphraser ce verset 125 fois dans l’unique but de remplir le temps d’une homélie, même si ce serait déjà une excellente et fidèle homélie.

J’étais donc en train de ressasser mon unique note écrite : « Etrange… je n’ai pas de question », lorsque quelqu’un frappa sur la porte de mon bureau. Vous devinez qui ? C’était mon épouse. J’ai saisi l’occasion. Je lui ai lu à haute voix l’évangile de ce soir, puis je lui ai demandé quelles questions ou échos le texte lui avait provoqués. Elle sourit un moment, rougit légèrement, et me dit : « Eh bien… rien ». Nous étions d’accord. Puis elle a ajouté : « Tu sais, ce genre de texte, je me demande parfois comment il résonnerait chez moi si je n’avais jamais entendu des paroles semblables ». Là aussi, nous étions d’accord.

Assurément, l’idée d’un Dieu qui se donne à la mort pour manifester sa gloire est au fond insolite. Plus spécifiquement, pour parler de la fête d’aujourd’hui, nous savons que l’expression « croix vivifiante » ou « croix glorieuse » est un oxymore. Comment peut-on associer ces réalités contradictoires, d’un côté l’instrument ignoble de torture et de mort, et de l’autre la notion de la vie ou de la gloire ? C’est comme parler d’étranglement bienfaisant, de harcèlement profitable, ou de violence pacifique. Nous le savons bien, peut-être trop bien, et c’est pourquoi nous ne sommes pas bouleversés à l’écoute d’une parole comme « il faut que le Fils de l’homme soit élevé ». Ou bien peut-être le contraire : nous croyons savoir la vérité dont la croix et le tombeau vide témoignent, alors que nous sommes encore loin d’avoir compris sa profondeur, et c’est pourquoi notre existence, corps et âme, ne tressaille pas à l’écoute d’une parole comme « afin que quiconque croit ait, en lui, la vie éternelle ».

Hier matin, des enfants présents au culte sont sortis de l’église pour jouer un moment dans le jardin pendant le temps de la prédication – comme vous le savez, une homélie intéressante est souvent un oxymore pour les enfants. A la fin de ce temps d’intermède, une des enfants est revenue avec cette croix, et elle l’a posée allégrement au pied de la table de communion. A la fin du culte, je lui ai dit : « Nyna, – c’est son prénom –, c’est magnifique, ta croix. Pourquoi tu l’as fabriquée ? Pour toi, qu’est-ce que c’est la croix ? Je te pose la question parce que je réfléchis en ce moment sur la croix et j’ai besoin de ton aide. » Elle a regardé longuement la croix qu’elle avait fabriquée, puis elle m’a dit : « Je ne sais pas. » J’ai été touché par son innocence. Elle m’a donné la croix, en me disant : « Tiens, elle va t’aider à réfléchir. »

Je ne suis qu’au début de cette réflexion longue et ardue, mais pour l’instant je me dis : avoir ou ne pas avoir des questions intéressantes, telle n’est pas la question. La seule chose qui compte, c’est de savoir si je crois ou pas en celui que désigne cette croix. En effet, si la foi consiste à être en relation vivante, c’est-à-dire que le Christ demeure en moi, moi en lui, seule la foi pourra faire vibrer une harmonie d’espérance. A travers la joie et la souffrance, la vie et la mort, la promesse et la réalité douloureuse, la croix me dévoile l’amour de Dieu tout aussi bien qu’elle me le cache. Seule la foi me permettra d’oser écarter ce voile dressé au nom de l’évidence, sous l’apparence d’une fausse clarté, afin que je voie la vie imprimée sur cette croix, la vie en Dieu, la vie éternelle. C’est pourquoi une des prières les plus sincères devant la croix serait sans doute celle-ci : « Je crois, Seigneur ; viens au secours de mon manque de foi ! »