Mes sœurs, mes frères, Élie est accueilli par une veuve pauvre et son fils au temps de la famine. Jésus a été l’hôte de Marthe, Marie et Lazare. Bien des récits bibliques placent l’affrontement de la vie et de la mort au cœur d’une réalité humaine essentielle : la famille, la maisonnée, l’hospitalité.

Au point que l’on peut se demander si la famille, la maisonnée, l’hospitalité n’est pas le lieu fondamental où la mort est vaincue et où Dieu peut faire triompher la vie.

I

Dans la chapelle d’une communauté de religieuses à Riga, j’ai vu une création artistique audacieuse et très inspirée. Derrière la table sainte, sur le mur qui tient lieu de chœur, on peut contempler trois icônes : à gauche, Marie, la mère du Sauveur ; à droite, Jean le disciple bien-aimé. Nous les voyons à la place qui est d’habitude la leur au pied de la croix. Mais voici que l’icône placée au centre ne représente pas la crucifixion, mais une maison….

Une fois les premiers instants de surprise passés, cet ensemble d’icônes m’a semblé communiquer un message très fort : c’est dans l’hospitalité que le don de la vie de Jésus peut être annoncé aujourd’hui de manière privilégiée. D’ailleurs, la chapelle dont je vous parle est au cœur d’une maison des sœurs de Béthanie.

La jeune artiste qui a eu l’intuition et l’audace de remplacer la représentation du Christ en croix par une représentation de l’hospitalité, nous conduit vers l’accueil de cette vérité bouleversante : l’extrême amour de Dieu, tel qu’on le découvre sur la croix, a besoin de l’hospitalité pour s’incarner aujourd’hui. C’est dans l’hospitalité que le don de Jésus peut être rendu perceptible à nos contemporains. Le don de vie que Jésus veut faire, c’est dans la réalité d’une maisonnée qu’il se révèle et qu’il peut être accueilli par les hôtes de passage.

II

Mais l’hospitalité ne va pas de soi. Pas plus que l’unité pour laquelle Jésus a expressément et intensément prié au moment de consacrer sa vie. L’hospitalité, pour se réaliser vraiment, a besoin d’être reliée à l’amour de Jésus. Les relations d’une maisonnée ont besoin de se nourrir de la présence de Jésus lui-même.

Il est bouleversant de songer à la forme si étonnante de réciprocité[1] entre Marie, Marthe, Lazare d’une part et Jésus d’autre part. À l’heure de donner sa vie, Jésus a eu besoin de vivre une amitié tout humaine auprès d’amis proches. Jésus a choisi l’accueil de trois amis de cœur particuliers, précisément à l’heure de se donner pour l’ensemble des humains. Le patriarche Athénagoras nous en livre le secret : « Jésus, Dieu, ne nous aime pas en tas, comme une foule indistincte, mais il a une préférence pour chacun ! Telle est la manière que Dieu a de nous aimer : il nous préfère chacun ! » (Ce qui nous libère du malheur épuisant de la comparaison aux autres !).

« Jésus aimait Marthe, et sa soeur et Lazare. » Il allait volontairement à la croix, pour lutter et vaincre dans un drame cosmique et même alors, alors justement, il a eu besoin de s’arrêter parmi ses amis, de goûter encore une fois cet amour humain… [2]. Pourquoi ? Profondément, parce que l’enjeu et le fruit du don de sa vie par Jésus est de redonner à l’humanité la possibilité de croître comme une maisonnée.

III

Grâce aux évangiles, nous pouvons pressentir comment Dieu en lui-même vit et accomplit l’hospitalité. Les Personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit sont distinctes, mais sans aucune rivalité, dans un rapport d’hospitalité réciproque, nourrie par une confiance qui engendre la liberté.

Totale est la confiance du Père envers le Fils : « Celui-ci est mon Unique, en qui j’ai mis et à qui j’ai confié tout mon amour ». Le Père fait confiance au Fils et il nous demande de faire une entière confiance à ce Fils unique. Il nous dit : « Écoutez-le ! ».

Le Fils, sachant la confiance du Père, déploie librement sa propre liberté : « Ma vie, personne ne me la ravit ; c’est moi qui la donne ».

À l’heure de quitter ses disciples, le Fils fait une entière confiance à l’Esprit : « Il prendra de ce qui est à moi pour vous le donner. Ainsi il vous consolera, il vous affermira ».

Et maintenant ?En ce moment-même, l’Esprit œuvre avec patience et force pour étendre dans nos vies la confiance et la liberté propres à Dieu : « Nous ne savons pas comment prier, alors l’Esprit lui-même intercède en nous ; avec lui nous osons crier : ‘’Qui libérera ma liberté ?’’ ».

– Louange au Ressuscité ! Rien, rien ne peut empêcher sa présence auprès de nous. Rien ne peut l’empêcher de nous donner part à l’amour du Père qu’il a illustré sur la terre et qu’il a accompli parmi nous. L’aujourd’hui de cet amour doit pouvoir s’incarner dans des lieux où des filles et des fils de Dieu s’exercent à l’hospitalité réciproque.

« Aimez-vous les unes, les uns les autres, comme Je vous ai aimés. Aimez-vous et accueillez-vous afin que le monde croie à l’amour dont je vous aime, comme le Père lui-même m’a aimé ».

La pratique de l’hospitalité exclut toute attitude revendicatrice, de même que l’esprit de comparaison. Pour y parvenir, les artisans d’hospitalité développent l’esprit de reconnaissance et le don de l’émerveillement.

Prélude privilégié du Royaume, l’hospitalité suppose la patience -qui est une forme de l’amour et de l’espérance -.

La patience, mais tout en même temps la ténacité -qui est une forme de la vigueur et de l’empressement-.

L’hospitalité à laquelle les humains doivent s’exercer est donc humblement mais réellement reflet de la maisonnée du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.  

Vous verrez d’ailleurs que l’icône de ce matin nous présente la maison de Béthanie comme une discrète Trinité : la maison évoque les demeures du Père ; un rocher rappelle que Moïse fit jaillir l’eau vive annonçant l’Esprit ; le souffle de l’Esprit met en mouvement les feuilles couleur sang d’un arbre de vie symbolisant le Fils crucifié.

Devant le seuil de la maison, le sol est de verdure, et celle-ci gagne tout l’espace qui longe les murs. Ainsi fructifie sur la terre des hommes la vie donnée et multipliée par Jésus Sauveur. Ressuscité, le bon Berger offre à ses brebis de verts pâturages. Pour ceux qui le suivent, son alliance déploie un espace de délices.

L’entrée de la maison du Père est étroite. La maison elle-même est élancée comme une tour. Rien de pesant dans l’évocation de la grandeur divine, mais une humble et pressante invitation à regarder aux réalités d’en-haut, et à choisir la porte étroite pour que dans les maisonnées terrestres la croix ne reste pas vaine.

Entre l’icône de Marie et l’icône de la maison, la bible ouverte invite à devenir à notre tour servante, servant de la Parole. Entre l’icône de la maison et l’icône de Jean, le disciple bien-aimé, le tabernacle rappelle l’aujourd’hui du cœur à cœur avec Jésus ressuscité.

Selon le résumé que nous avons écouté dans le livre des Actes des apôtres, les baptisés pratiquaient trois formes d’hospitalité :

  • l’hospitalité à la Parole, par l’écoute assidue de l’enseignement des Apôtres, pour vivre l’alliance accomplie par Jésus ;
  • l’hospitalité réciproque en Eglise, l’accueil de l’autre et le don de soi qui attestent et engendrent la communion fraternelle ;
  • l’hospitalité envers le Seigneur Lui-même, par la fraction du pain comme le Seigneur nous a dit de le faire, autrement dit l’accueil de sa Présence de Ressuscité.

C’est le soleil nouveau et sans déclin de la sainte Cène, dont les rayons nourrissent la vie nouvelle, la vie qui ne finira pas. Amen

[1] Réciprocité et non symétrie entre Jésus et ses hôtes, puisque Jésus est l’unique source de l’amour qu’il enseigne aux humains pour construire l’humanité comme une famille, comme une maisonnée.

[2] Voir Olivier CLÉMENT, Dialogues avec le Patriarche Athénagoras, Paris, Fayard,

1969, p. 148-149   et Olivier CLÉMENT, Joie de la Résurrection, Paris, Salvator, 2015,

  1. 125-126.