Esaïe 56, 6-7 , Romains 11, 13-13, 29-32, Matthieu 15, 21-28

 

Avez-vous quelque chose à déclarer ?

C’est la question que l’on nous pose parfois à la douane, lors du retour dans notre pays ! Sauf en cette année, où peu sont partis à l’étranger…

Traverser une frontière, c’est toujours franchir un passage. Il peut se vivre entre le connu et l’inconnu, là-bas et ici, comme pour moi qui a changé de canton pour venir vous trouver ce matin, … quel dépaysement !

Dans tout passage de frontière, il y a une part plus ou moins grande de découvertes à ce qui n’est plus tout à fait chez nous. En Arche toute ! Que j’aime ce lieu entre ce qu’il représente pour moi de familier et pourtant de toujours neuf. Une nouveauté colorée et accueillante.

Mais bien plus, changer de continents, partir au loin, venir d’autres cultures, alors c’est réaliser toutes nos différences comme autant de richesses, de privilèges à pouvoir vivre ici en paix par exemple. Et nous sommes ces jours-ci profondément unis au peuple libanais.

Une frontière, c’est un passage, pour passer d’un monde à un autre, mais c’est aussi une barrière et une protection. Une frontière ça place une limite qui exprime également une identité. Elle nous définit et nous rassemble comme les participants de cette semaine à la retraite des exercices contemplatifs.

 

Mais plus que partout ailleurs peut-être, c’est le pays d’Israël qui au temps du Christ était délimité par une frontière, non pas infranchissable, mais avec des possibilités de passage en terre païenne, là où les gens étaient impurs, là où d’autres croyances, d’autres dieux étaient adorés, là où l’on ne devait plus tout à fait se sentir à l’aise… Une frontière que l’on s’abstenait j’imagine de franchir, sauf pour motifs économiques, pour aller survivre ailleurs.

Aujourd’hui encore, plus que dans bien d’autres pays, un mur sépare, des postes-frontières délimitent des territoires occupés. On ne peut circuler partout à sa guise, selon sa provenance, selon ses besoins… Une situation qui vue d’ici nous échappe totalement et qui semble bien compliquée.

Qu’est-ce qui a bien pu pousser Jésus à aller voir de l’autre côté, dans les régions proches des villes de Sidon et Tyr, nous dit-on qui, franchement dans la Bible, ont une réputation épouvantable ?

Pourquoi a-t-il fait ce premier pas au dehors d’Israël ? Une première incursion en terre étrangère qui n’était peut-être pas sans risque.

Etait-ce par curiosité ? Etait-ce par appel de son Père à aller porter plus loin l’Evangile ? Etait-ce pour mettre en pratique son enseignement qu’il venait de donner sur ce qui est pur et impur aux pharisiens scandalisés de l’entendre ? Dans l’Evangile de Marc, on nous dit même qu’il y va en voulant rester caché. Surtout ne pas se faire reconnaître.

Mais franchement, si on peut se plaindre parfois chez nous de l’attitude de certains touristes, celle du Christ n’est en rien un exemple !

Voilà une femme qui de Cananéenne s’avance vers lui, le priant de guérir sa fille et il ne répond rien. Pas un mot ! Il se tait !

Elle insiste, elle crie, importune ces hommes et il ne lui adresse même pas la parole, répétant aux siens sa conviction :   « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël ». Pire, quand elle se met à genoux devant lui, il utilise une insulte courante pour traiter les autres, ceux au-delà des frontières, de petits chiens.

Pas très correct ce Jésus ! Pas de quoi en faire un modèle de tolérance et d’ouverture !

Mais loin de se décourager la femme a un tel sens de la répartie qu’elle fait revenir Jésus sur sa décision. Elle franchit une frontière :

« Même les petits chiens mangent les morceaux qui tombent de la table de leurs maîtres ».

Il y a aussi dans la vie les frontières que l’on se fixe, celles qui sont à l’intérieur de chacun. Celles qui nous gardent, parce que l’on a tous besoin de retrouver ce qui est connu. Celle qui nous permettent de vivre chez soi, en paix.

Frontières de la pensée, des habitudes, de la foi que je n’aime pas toujours se remettre en question. Frontière des relations et de liens. Frontières des groupes et des appartenances.

Jésus en venant poser ses pieds ailleurs, semble tout d’abord comme emmuré, pris au piège de sa croyance. « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis… ».

Limites toutes humaines que l’on retrouve chez lui.

Mais comme une barrière qui tombe au travers de cette rencontre inattendue, il y a un cheminement intérieur qui tout va changer.

Sans arrogance, sans contester, mais avec un humour décapant et une grande simplicité, cette femme revendique sa part de miettes. Non pas un morceau de pain tout entier, mais quelques miettes seulement tombées de la table…

C’est vrai, Jésus commence par refuser d’entrer en relation par son silence. Il justifie son attitude en expliquant le sens de sa mission. Mais la femme ne répond pas à l’insulte avec colère. Et le voilà pris à sa propre comparaison par celle qui a admis l’élection prioritaire d’Israël, mais qui en profite pour dire qu’élection ne signifie pas nécessairement exclusion, et qu’en se serrant un peu on pourra toujours trouver une place pour tout le monde. Sans le savoir, elle vient de s’asseoir à la droite d’Abraham. Le petit chien vient de supplanter les fils.

Réponse pleine de finesse qui provoque chez Jésus un changement profond. C’est une Cananéenne, dans un pays détesté, appelant Jésus Fils de David, qui lui fait prendre conscience que le salut n’a pas de frontières, que Dieu n’est pas délimité et que son amour ne s’embarrasse pas de catégories humaines !

Il y a quelque chose de bouleversant dans ce face à face. Une femme qui prie de tout son être et qui va jusqu’au bout de sa requête en refusant de taire sa souffrance de mère. Et un Jésus qui se laisse petit à petit rejoindre et toucher par ce qu’il n’avait pas prévu. Du petit chien il rencontre un être humain. De l’étrangère il découvre une croyante. De la distante il s’étonne et s’émerveille tout à coup d’une foi si grande.

A travers la persévérance de cette femme, il y a une assurance, une parole audacieuse faite d’humilité et de force qui ne se laisse pas fléchir. En ne voulant pas s’asseoir à la même table, elle ne tient pas à lâcher les miettes non plus.

Vivre sa foi, ce n’est pas prétendre aux honneurs, revendiquer des privilèges, mais n’est-ce pas non plus oser se tenir devant Dieu avec sa prière ardente, avec cette confiance folle d’être écouté et entendu ? Vivre sa foi, n’est-ce pas oser se tenir là où nous sommes susceptibles d’être rejoint et compris ?

Vivre sa foi, n’est-ce pas oser parfois franchir les frontières de la bienséance pour aller au-devant, interpeller, entrer dans ce dialogue, cet échange fructueux avec celui qui donne, en venant accueillir une foi active et en mouvement? Il vient reconnaître nos vies dans ce qu’elles portent de vitalité intérieure, de foi qui ne se laisse pas décourager et qui nous invite à tenir notre place, quelle qu’elle soit sans s’effacer ou se sous-estimer.

J’aime cette femme de l’Evangile dans ce qu’elle bouscule en moi de discret, de tranquille et de poli. Elle m’apprend à entrer dans une vie au-delà des frontières et des limites que l’on se fixe. Car la miséricorde de Dieu ne peut-être qu’ universelle. Et un humain reste toujours d’où qu’il vienne un humain quand tombent les préjugés qui nous séparent les uns des autres.

Nous sommes tous des étrangers rencontrés. Des lointains qui avons été rejoints. Des distancés qui se sont sentis un jour approchés.

Mais tout autant, n’y a-t-il pas non plus quelque chose d’extraordinaire à travers Jésus en qui la volonté de son Père voit peu à peu le jour ?

Il se laisse émouvoir pour finalement accueillir ce chemin vers l’autre qui va au-delà de ce qu’il imaginait. Il devient capable de réconciliation. Il accepte avec un véritable étonnement que Dieu n’est pas toujours là où on l’attend. Il se cache parfois chez l’autre, celui ou celle qui m’est inconnu ou différent. Et qu’il y a quelque chose à apprendre de l’autre côté de mes certitudes et mes prêt-à-penser. Rencontre qui n’est possible que si chacun sort un peu de chez lui.

Franchir nos frontières. Dépasser nos limites.

A la fois en allant plus loin

Et puis en laissant venir. Sur sa terre, dans son monde, dans sa réalité parfois si étrange que nous ne nous comprenons pas nous-mêmes.

Laisser un Autre nous connaître

J’aime ce Christ qui ne pose pas autour de moi une barrière toute faite, mais qui est chemin pour découvrir que j’ai besoin des autres, pour changer, transformer mes convictions mêmes les plus intimes. Besoin des autres pour interroger ma foi et que, parfois, c’est de ceux qui sont le plus à l’extérieur de nos frontières, qu’elles soient celles de nos vies, de l’Eglise, de nos cercles d’appartenance, que vient une fraîcheur, une quête qui nous remet en question. C’est une sacrée leçon de vie ! Parfois ce sont des croyants non pratiquants, ce sont les questions des enfants, ce sont les drames ou les bonheurs de la vie des autres qui nous éclairent sur ce qu’il y a de plus vrai sous un même ciel, de plus essentiel sous le même regard de Dieu qui se laisse rencontrer au détour d’un chemin, oui vous savez… là bas, de l’autre côté, au fond, derrière, au dehors, tout près, juste ici,

… juste un peu plus loin !

 

Amen