1 Corinthiens 13 ; Luc 18, 31-43

Chères sœurs, chers frères,

Quel texte extraordinaire que ce chapitre 13 de la Première Lettre de Paul aux Corinthiens. Il a été choisi par de nombreux couples pour leur célébration de mariage. Je l’ai aussi pratiqué en paroisse en lien avec les personnes que j’accompagnais. Aujourd’hui, à la retraite, sans responsabilité ecclésiale, je le lis en lien avec mes lectures et les nouvelles du monde.

L’ouverture au monde entier d’aujourd’hui m’interpelle : lire ce texte ici, en Suisse, ou par exemple dans les régions des grands lacs africains, des territoires occupés par Israël ou la Russie, à Gaza, en Ukraine, n’engendre certainement pas la même écoute, la même compréhension. Peut-on aimer tout en tuant pour se défendre ? Peut-on aimer tout en attaquant ? Peut-on aimer tout en étant violent pour que justice soit rendue ? Ces interrogations demeurent, car je n’ai jamais été placé dans une situation de violence comme peuvent le vivre des femmes, des hommes, des enfants, au sein de leur famille, de leur travail, de leur pays. Par conséquent, mon message est celui d’un privilégié et ne peut répondre à ces questions.

Ces questions sans réponses de ma part limitent la portée existentielle du message de ce matin à une part de notre société.

L’amour est un absolu, mais un amour absolu limité, ici et maintenant : limité par les désirs, les violences et l’orgueil des humains qui impactent les relations sociales. A cause de sa faiblesse et de sa dépendance envers ses parents lors des premières années de sa vie, l’être humain doit gérer les impacts psychiques des rapports de dépendance–domination qu’il a reçus : il doit gérer ces impacts sur sa manière d’être et d’agir en société au quotidien. L’amour s’immisce dans cette gestion des pulsions psychiques. Mais revenons au texte de la Première Lettre aux Corinthiens qui se trouve au cœur de notre tradition chrétienne :

Ce texte s’origine dans le double commandement de Jésus : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Dans quelques jours nous allons entrer dans le temps de Carême qui va nous conduire à Vendredi Saint : au don d’amour suprême de Jésus pour ses frères et sœurs humains. Cet amour inconditionnel de Jésus a conduit Paul à introduire cet éloge de l’amour dans son développement sur les dons de l’Esprit. Pourquoi l’amour est-il indispensable aux dons de l’Esprit ? La réponse est évidente : sans amour, les dons de l’Esprit peuvent devenir des instruments de pouvoir, d’oppression, de domination et d’exploitation. Et cela s’est vérifié au cours des siècles : que n’a-t-on légitimé au nom de l’Esprit Saint qui me parle et me dicte mes paroles pour mon bien propre ou mon institution. Sans amour, les dons de l’Esprit deviennent parfois les instruments du mal, de Satan. L’amour est la puissance, force, qui conduit les dons de l’Esprit aux biens du prochain, et par conséquent de soi.

A qui est destiné l’amour ? Dans les Evangiles, il y a trois destinataires : Dieu, le prochain, soi-même. Le destinataire du texte de 1 Corinthiens 13, c’est le seul prochain, l’autre. Par conséquent, ce matin je n’évoquerai que l’amour pour le prochain, pour l’autre. Paul ne définit pas le prochain, ni sa situation, ni son genre, ni son orientation sexuelle, ni la couleur de sa peau, ni sa religion. Paul parle du prochain, c’est-à-dire de toute personne qui vit ici et au loin. Il me parle de l’amour qui devrait m’habiter en tant que dépositaire des dons de l’Esprit Saint.

En quoi consiste l’amour, ici au sens d’agape ? Il est une puissance de transformation engendrée par l’Evangile de Jésus Christ. En tant que chrétien, sans amour, ce que je dis, ce que je suis, ce que je fais, n’est rien ; sans amour, je ne suis que bruit ; sans amour, je ne suis rien ; sans amour, je ne gagne rien.

Comment laisser jaillir en moi cette puissance d’amour du prochain ? Paul essaie de me guider en déterminant les capacités de l’amour, en les listant aux versets 4 à 7 que je résume par la fin : l’amour excuse tout, croit tout, espère tout, endure tout. Paul m’apprend que je n’ai rien à attendre du prochain, ni avant, ni pendant, ni après. L’amour du prochain dépend de moi, et de moi seul, de ma confiance en la force transformatrice de l’amour comme espace de vie, de pardon, de renouvellement et de partage.

Laisser jaillir durablement en moi cet amour du prochain m’est pourtant impossible. Je peux certes y parvenir parfois, mais seulement de manière brève. L’apôtre connaît les faiblesses humaines, il connaît dans sa chair cette épine. C’est pourquoi il développe ce passage entre le « maintenant » et le « alors ». Le maintenant est limité, imparfait, où je ne vois qu’à travers un miroir. Paul pousse à regarder en avant vers cet alors où je verrai face à face, en plénitude, ce que je suis, ce que sont les « autres » !

J’ai reçu la foi, l’espérance et l’amour pour avancer sans cesse vers la révélation ultime du face-à-face. Ici et maintenant, je ne peux que croire et espérer qu’un amour infini m’habite ; maintenant et ici, je ne peux qu’en révéler des bribes.

On dit que l’amour ne se commande pas, puisque c’est l’amour qui commande. L’amour révélé par le Christ s’élève contre une telle maxime. L’amour du Christ m’engage sur un chemin de foi et d’espérance envers mon prochain.

Et en ces temps, la force de l’argent et du pouvoir domine les politiques et les conduit à mépriser les petits, les pauvres, les pousse à abattre toute personne s’opposant à elles, à exclure les réfugiés, les migrants, à diviser les pays, à s’accaparer des biens pour leurs seuls profits. Nous vivons un présent angoissant, renforcé encore par le crash entre les présidents Trump et Zelensky, vendredi soir dernier. Pour nous chrétiennes et chrétiens d’Europe, poussés par un désir de justice et d’amour du prochain, les décisions américaines prises par Trump sont un cataclysme. L’orgueil, le mépris et la force sont les puissances qui régissent les grands de ce monde dont les USA. Que pouvons-nous faire ? Que puis-je faire ?

Paul, et à travers lui Jésus Christ, nous appelle à poursuivre notre chemin de foi, d’espérance et d’amour. Même si nos pensées et nos actes sont limités, même s’ils ne révèlent que partiellement l’amour du prochain, ils sont notre seul chemin de vie. Sur ce chemin de vie, l’amour est la lumière qui me donne confiance et soutient mon espérance : cette espérance que rien n’est définitif et qu’ensemble, nous pourrons avancer vers plus d’empathie et de bienveillance envers celles et ceux qui sont nos sœurs et frères en humanité sur toute la terre, et pas seulement dans les limites des nos frontières.

L’amour est la plus grande force de vie, nous rappelle Paul : l’amour fonde ma foi et mon espérance ici et maintenant, toujours, éternellement. Comme l’écrit Gerd Theissen : « La foi, l’espérance et l’amour sont la présence de Dieu dans l’être humain. La foi justifie l’humain. L’espérance justifie Dieu. Seul l’amour ne se justifie pas. C’est le plus grand des trois. Par l’amour, nous approuvons le monde, le prochain et la vie. » Je rajoute : et nous luttons pour la justice et la paix en n’écartant aucune stratégie, même celle de s’interroger sur la lutte armée contre la violence. Mais notre but reste toujours : la paix entre les nations pour que l’amour puisse se vivre entre des individus d’origines diverses.

Amen.